Avec le gouvernement Monti, la bourgeoisie italienne entreprend de réorganiser son pouvoir politique
C’est à l’occasion d’un vote au Parlement, le 8 novembre 2011, que Berlusconi dut reconnaître la réalité : il n’avait plus la majorité. Le 12 novembre, il remettait sa démission au président de la République, et ressortait du palais présidentiel sous les huées de la foule.
Dès le lendemain, Mario Monti, ancien commissaire européen, était chargé de former un nouveau gouvernement. Cela fut réalisé dans un délai exceptionnellement court. Le 18 novembre, les députés votaient la confiance au nouveau gouvernement, par 556 voix contre 61 : un résultat sans précédent.

A l’exception de la Ligue du Nord, les dix huit autres partis siégeant à l’Assemblée ont voté pour ce nouveau gouvernement. Pourtant, aucun dirigeant de ces partis ne figure dans ce gouvernement, que beaucoup ont qualifié de « technique ».
La rapidité de ce bouleversement, survenant dans une situation de crise politique et financière aiguë, alors que les taux exigés par les prêteurs pour le refinancement de la dette italienne devenaient insoutenables, conduisit la presse et nombre de dirigeants politiques, à commencer par les amis de Berlusconi, à parler de « coup d’état financier ». Cette expression fut reprise en France et ailleurs.
Pourtant cette formulation, qui a le mérite d’être expressive, masque néanmoins l’essentiel des problèmes auxquels sont confrontés la bourgeoisie italienne d’une part, et d’autre part le prolétariat.
Le gouvernement Berlusconi, un gouvernement putréfié
Si la chute brutale de Berlusconi a pu surprendre, on doit rappeler que l’existence de ce gouvernement était menacée depuis l’automne 2010 au moins, et que les craintes concernant le paiement de la dette italienne n’ont fait qu’accélérer son agonie.
Le gouvernement Berlusconi fut d’abord victime de ses contradictions, et non des « marchés » ou d’une mystérieuse et conspirative finance internationale, comme le laisse entendre par exemple un dirigeant du Parti communiste français : « C’est un véritable coup d’État financier. Les marchés ont utilisé leur arme, à savoir la hausse vertigineuse des taux d’intérêt, pour menacer d’étranglement un pays qui ne répondrait pas à leurs injonctions. C’est extrêmement grave du point de vue démocratique ». (Francis Wurtz, dans L’Humanité du 14/11, à propos de la Grèce et de l’Italie).
Et, en ce qui concerne le gouvernement de Rome, c’est bien la bourgeoisie italienne qui a organisé le départ de Berlusconi.
Certes, Berlusconi avait fait adopter nombre de mesures réclamées par les banques italiennes et les institutions financières internationales. En témoignent les deux plans de rigueur successifs décidés durant l’été. En ce domaine, la politique de rigueur décidée par le gouvernement Berlusconi était plus ambitieuse et brutale que celle annoncée, au même moment, par le gouvernement français.
Mais ce gouvernement, affaibli de longue date par ses divisions internes, rechignait à mettre en œuvre les mesures annoncées et semblait totalement incapable de réaliser les « réformes » qu’exigent les couches supérieures de la bourgeoisie italienne.
La débâcle du printemps 2011
Dès le printemps 2010, les attaques de Gianfranco Fini, l’un des piliers de ce gouvernement, s’étaient multipliées contre Berlusconi. Président de la Chambre, Fini avait commencé sa carrière dans le parti néo-fasciste Alliance nationale, puis avait fait mouvement vers une « droite » respectable. Il était, avec Berlusconi, cofondateur du principal parti au pouvoir, le Peuple de la liberté (PDL). Mais fin juillet 2010, Fini constitue, avec une quarantaine de députés, son propre groupe parlementaire (FLI, Futur et liberté pour l’Italie), privant le PDL de la majorité à la Chambre.

Le 6 novembre 2010, Fini réclame la démission de Berlusconi, critiquant « un gouvernement qui ne gouverne pas ». Il s’attaque aussi à la Ligue du Nord, ce parti ultra réactionnaire qui est membre de la coalition gouvernementale. Mais, jugeant qu’il n’a rien à gagner à des élections anticipées, il préfère voter la confiance au gouvernement chaque fois que Berlusconi le met au pied du mur.
Au printemps 2011, les élections municipales furent une lourde défaite pour ce gouvernement, y compris dans les bastions de la Ligue du Nord. Cela exacerba les conflits au sein de la coalition gouvernementale. Le 12 juin, Berlusconi subissait une nouvelle défaite, lors d’un référendum abrogatif visant deux décrets loi permettant de privatiser de l’eau.
Un tel gouvernement, divisé, affaibli, ne pouvait donc plus guère rester en place.
Mais ce n’est pas la mobilisation des masses qui fit tomber directement Berlusconi, même si la bourgeoisie italienne redoutait ouvertement l’irruption de mouvements spontanés. Ce fut cette bourgeoisie, pour ses propres besoins, avec l’appui du Vatican, qui chassa Berlusconi, l’homme le plus riche d’Italie, chargé jusqu’alors de défendre les intérêts du capitalisme italien. Conjointement, cette opération eut un caractère préventif, visant à désamorcer, au moins pour un temps, le rejet de plus en plus massif de ce gouvernement, s’exprimant notamment par d’importantes manifestations.
Dans ces conditions, les casseroles judiciaires que traînait le personnage, affaires de mœurs et affaires financières, sont devenues rédhibitoires. Certes, ces « affaires » n’étaient pas nouvelles, et ont balisé toute sa carrière. Mais le patronat italien, avec l’Eglise catholique, s’en était jusqu’alors accommodé. Une grande part du personnel politique italien est lui-même régulièrement éclaboussée par les scandales financiers et par les révélations de ses liens avec la mafia.
Mais à partir du moment où les divisions au sein du gouvernement ont jeté la suspicion sur sa capacité à conduire de brutales « réformes », les affaires de Berlusconi sont devenues inacceptables.
Août 2011 - novembre 2011 : la mise à mort de Berlusconi
Après un plan de rigueur de 48 milliards décidé en juillet, le gouvernement Berlusconi fut conduit, en urgence, à en adopter un second le 12 août. Celui-ci était estimé à 45 milliards d’euros. Ce n’était pas rien. Encore fallait-il le faire entériner au Parlement. C’est alors que le gouvernement multiplia les modifications à ce plan de rigueur, afin de satisfaire les demandes contradictoires de sa coalition.
Début septembre, le patronat italien critiqua durement ce plan et ses modifications à répétitions. Puis il multiplia les attaques contre Berlusconi, dont les frasques faisaient la Une des médias. « L’Italie ne mérite pas ça ! », s’exclamait la patronne de la Confindustria.
Le 30 septembre, deux organisations patronales, la Confindustria et Rete Imprese Italia, publient un « Manifeste » appelant à « des décisions immédiates et courageuses », et des grands patrons demandent que Berlusconi laisse la place à gouvernement d’unité nationale.
Le 15 octobre, des dizaines de milliers de personnes, avec les indignés, manifestent dans Rome. Sur les pancartes, on pouvait notamment lire : « Une seule solution, la Révolution ! ».
Les intérêts supérieurs du capitalisme italien devant prévaloir, l’Église abandonne alors Berlusconi. Le 17 octobre une réunion entre d’importantes organisations catholiques se tient dans un monastère afin d’organiser la relève (voir page 9).

Le samedi 5 novembre, à Rome, plusieurs dizaines de milliers de manifestants, 100 000 peut être, à l’appel de l’opposition officielle menée par le Parti démocrate (PD), réclament le départ du Président du Conseil. Le dirigeant du Parti démocrate, Pier Luigi Bersani, annonce alors : « nous sommes prêts avec l’autre opposition à créer un nouveau gouvernement ».
Mais quelle est cette autre « opposition » ? Les deux petits partis communistes n’étant plus représentés à l’Assemblée, ce ne peuvent être que les députés regroupés autour de Gianfranco Fini, et ceux de petits groupes bourgeois en train d’abandonner Berlusconi.
Le lendemain, le très réactionnaire ministre de l’intérieur, Roberto Maroni, lance à Berlusconi : « C’est terminé, inutile de t’accrocher ».
Le 8 novembre, à l’occasion d’un vote à la Chambre des députés, le gouvernement est mis en minorité. Berlusconi annonce alors qu’il démissionnera, une fois que le Parlement aura adopté le plan de rigueur en cours de discussion.
9 au 18 novembre ; constitution éclair du gouvernement de Mario Monti.
Pour couper court à toute manœuvre dilatoire, le président de la République, Giorgio Napolitano, un vieillard issu de l’ancien Parti communiste, va alors agir avec célérité.
Il presse l’Assemblée de passer au vote, puis attribue à Mario Monti le titre de sénateur à vie. Ce faisant, il conforte celui qui devrait succéder à Berlusconi, comme le souhaite le grand capital italien, et comme l’espèrent les dirigeants allemands avec ceux de la BCE et de l’Union européenne.
Berlusconi, pour reporter les échéances, propose alors des élections anticipées. Mais la bourgeoisie veut aller vite, soutenue en cela par le Parti démocrate. Et Berlusconi est abandonné par ses troupes.
Le 12 novembre, la Chambre des députés adopte, par 380 voix contre 26, les mesures d’austérité promises à l’Union européenne. Le soir même, Berlusconi remet sa démission. Monti, aussitôt désigné pour former un gouvernement, obtient le soutien du PDL, le parti de Berlusconi. Monti a aussi l’appui du principal parti d’ « opposition », le PD, dont le secrétaire national, Pier Luigi Bersani, déclare : « Nous offrons un soutien entier et convaincu à un gouvernement prestigieux et de type technique, non pas pour soutenir moins, mais pour soutenir mieux Mario Monti ».
Le jeudi 17 novembre, les sénateurs adoubent donc le nouveau gouvernement suivis, le lendemain, par 556 députés sur 617. C’est une majorité exceptionnelle.
Il est difficile dans ces conditions de parler de coup d’État. Une équipe bourgeoise en remplace une autre, avec l’appui d’un parlement où ne siège plus de parti d’origine ouvrière, le PD étant lui-même un parti bourgeois d’un type très particulier : l’équivalent d’un parti constitué par un François Bayrou dans lequel se serait rassemblée la majorité des cadres issus de l’ancien Parti communiste.
Mais il est vrai que rarement, en Italie, un changement aura été conduit si rapidement.
Ils soutiennent tous le gouvernement
Ce gouvernement de large union n’a donc rien de technique, même si aucun de ses membres n’est issu des bancs du parlement.
En dehors du Parlement, le soutien est tout aussi large. C’est bien sûr celui de l’Eglise, ainsi que du patronat par la voix d’Emma Marcecaglia, la patronne des patrons : « Nous soutiendrons son gouvernement avec force ».
C’est aussi le soutien des syndicats ouvriers, la très chrétienne CISL et la très modérée UIL. Cette dernière explique qu’avec ce gouvernement surgit « une voie rose pour sortir de la crise ». Seule la CGIL se montre un peu critique, mais demande aussitôt… l’ouverture d’un dialogue social, et des mesures fiscales plus équitables !
Quant aux deux petits partis « communistes », Refondation communiste, et le PdCI, ils critiquent ce gouvernement, mais prônent l’alliance avec le PD. Et le dirigeant du PdCI qualifie l’installation du gouvernement Monti de « rupture positive non seulement dans la forme mais aussi dans le fond ».
Seuls véritablement quelques proches de Berlusconi, ainsi que la Ligue du Nord, crient au coup d’Etat. « C’est un putsch sans armes », dénonce un ex-ministre. Et des militants du parti de Berlusconi protestent devant le siège de Goldman Sachs, dont Monti fut le consultant : « Non au gouvernement des banques, la souveraineté appartient au peuple ! »
Quant à Roberto Calderoli, dirigeant de la très populiste Ligue du Nord, il s’indigne : « Les technocrates ont exproprié le peuple ». Son parti est le seul à ne pas avoir voté la confiance à Monti.
Et la Ligue affirme son opposition à la réforme des retraites, ainsi qu’à l’euro. Mais désormais dans l’opposition, il n’est pas sûr qu’elle en tire vraiment profit, car le programme de ce parti est désormais clairement antagonique des choix que la bourgeoisie italienne a majoritairement opérés.
Nouvelles offensives
L’objectif assigné à Monti est limpide : pousser le plus loin possible les réformes exigées pour supprimer le déficit budgétaire, et assurer le refinancement de la dette, afin que l’Italie reste dans la zone euro et préserve son rang de « grande puissance », celui d’une ancienne puissance coloniale.
Cela vaut pour le gouvernement Monti comme pour ses successeurs.
Parmi les premières mesures, ont été annoncées de nouvelles baisses d’impôts pour les entreprises, des hausses de la TVA, une taxe immobilière ; une réforme des retraites avec la remise en cause des régimes spéciaux et des « pensions d’ancienneté », et une réforme des contrats de travail. En fait, le seul programme, c’est celui défini par la Confindustria.
Mais cela va au-delà d’un catalogue de mesures réactionnaires.
Vers un nouveau dispositif pour la bourgeoisie
Les années Berlusconi (1994-2011) ont notamment été marquées par la formation d’une coalition de partis autour d’un homme, Berlusconi, dont le rôle était de maintenir l’équilibre entre des forces bourgeoises antagoniques, sans trancher les désaccords. Cette période est désormais révolue (cf. p. 11).
La crise générale du capitalisme, la nécessité pour la bourgeoisie italienne de défendre sa place en Europe et dans le monde, impose des mesures violentes contre les salariés, les retraités les chômeurs, et la jeunesse. Mais aussi contre la petite bourgeoisie. D’importantes révoltes et mobilisations sont prévisibles. La bourgeoisie a donc besoin d’un dispositif politique solide. C’est ce qu’elle va désormais tenter de réaliser.
Il n’est pas sûr qu’elle y parvienne.
Tout dépendra du mouvement ouvrier, et en particulier des capacités du prolétariat et de la jeunesse à constituer de véritables partis, fondés sur un programme de combat contre la bourgeoisie.
Un prochain article reviendra sur cette question.