Cinq mois de batailles contre la redéfinition du métier d’enseignant
Le 27 mars 2014, toutes les directions syndicales se rendirent au Comité Technique Ministériel convoqué par le ministre de l’Éducation, V. Peillon, et dont l’objectif était de discuter d’un projet de décret visant à redéfinir fondamentalement le métier d’enseignant dans le second degré. Lors de cette réunion, toutes les directions syndicales proposèrent des amendements sur ce projet de décret jugé pourtant par nombre d’enseignants comme inacceptable, et non amendable. Comment en a-t-on pu arriver là ?
Le décret Peillon permettra de donner tout pouvoir au chef d’établissement pour contrôler et organiser (en plus des heures d’enseignement) nombre de tâches, nommées « missions liées » et listées dans le décret : préparation des enseignements, aide et suivi des élèves, orientation, relations avec les parents, travaux en équipes pédagogiques et en équipes pluriprofessionnelles.

Le chef d’établissement aura la possibilité de répartir ces tâches entre les enseignants comme il l’entend, créant ainsi une division du travail qui pourra entraîner une dénaturation profonde du métier d’enseignant (un enseignant pourra être obligé de faire un cours à partir d’une préparation faite par un autre enseignant) associée à une baisse drastique de la liberté pédagogique, une hiérarchie entre enseignants, une augmentation de la charge de travail. Ces « missions liées » pourront être contrôlées sur l’année scolaire, et « dans le cadre de la réglementation applicable à l’ensemble des fonctionnaires », soit 1607h/an. Elles pourront ainsi être réparties de façon variable d’une semaine à l’autre (annualisation).
Une baisse de la qualité de l’enseignement public est à prévoir : enseignants transformés en personnels multifonctions, augmentation des inégalités entre établissements, dégradation des conditions d’études (le seuil des 35 élèves par classe sera facilement dépassé). Avec à la clef, le développement d’examens aux rabais, en contrôle continu (le projet permet de multiplier les évaluations des élèves de l’établissement en dehors des heures de cours).
D’autres mesures du décret dégraderont les conditions de travail, réduiront le salaire des enseignants : la majorité des décharges disparaîtront, remplacées par des indemnités ou pondérations (avant, pour 6 heures effectuées en cycle terminal, l’enseignant avait une heure de décharge ou une heure sup ; dorénavant, toute heure en cycle terminal sera pondérée de 1,1 ; il faut donc 10 heures en cycle terminal pour obtenir une heure sup) ; les remplaçants pourront être envoyés sur un périmètre géographique accru, la mise en place de missions « particulières », facultatives (coordonnateurs, référent-décrochage,...) et indemnisées accroîtra la hiérarchie entre enseignants.
Cette redéfinition du métier en trois ensembles de missions (mission d’enseignement - appelée service d’enseignement de 15/18h maximum par semaine -, missions liées - sans définition hebdomadaire - et missions particulières) a été annoncée par le ministre Peillon depuis... 2012 !
Les objectifs étaient clairs :
« La loi donne ainsi une définition limitée des missions de l’enseignant. », « les décrets de 1950 pour le second degré » ne codifient « que le temps d’enseignement (face-à-face pédagogique) avec des obligations de service de 15, 18 ou 20 heures. Les autres missions, qu’elles soient liées plus ou moins directement à l’acte d’enseigner, ne sont pas explicitement définies. » « Les enseignants et personnels intègrent déjà, et depuis longtemps, des pratiques professionnelles qui ne sont pas précisées dans les textes réglementaires »...[1]
Mais ces pratiques, même si les chefs d’établissements essayaient de les contrôler, les enseignants pouvaient les organiser librement, selon leurs objectifs pédagogiques. Ainsi, dès 2012, V. Peillon annonçait son projet : « intégrer » ces missions dans les textes réglementaires, donner tous les pouvoirs au chef d’établissement pour les organiser et les contrôler à son gré... redéfinissant ainsi complètement le métier d’enseignant.
Toutes les organisations syndicales étaient au courant de ces objectifs et se sont réunies au ministère pour en discuter : concertation « pour la refondation de l’école » du 5 juillet au 9 octobre 2012 (jour de la remise du rapport sur cette concertation), réunion officielle le 16 juillet 2013 annonçant un nouveau cycle de concertation spécifique à la réforme des statuts à la rentrée 2013, aboutissant le 18 novembre 2013 à la présentation officielle de « fiches métiers » qui devaient aboutir en décembre sur un projet de décret.
Aucune inquiétude ne transparaissait : « le ministre entend rendre visible l’intégralité des missions effectuées par les enseignants » (…) « Le SNES-FSU interviendra dans les groupes pour relayer la demande des collègues d’une amélioration qui touche tout le monde, qui garde l’identité du métier enseignant, la transmission et l’appropriation des savoirs par des élèves tout en reconnaissant le « travail invisible ». (L’US du 16 novembre 2013). Il y avait donc accord tacite. En effet, tout est mis en place pour faire passer la pilule en douceur, et l’argumentaire est aiguisé : au nom de « rendre le travail invisible visible », les directions syndicales acceptent que le « travail invisible » (préparation, corrections, suivi des élèves, réunions,... pourtant visible et déjà intégré dans la définition du métier des enseignants) passe sous la coupe du chef d’établissement[2].
En novembre 2013, Peillon avait prévu d’agiter le drapeau de la division pour faire passer son projet de décret : grand défenseur de l’égalité, il annonça vouloir diminuer le salaire des enseignants de CPGE pour redistribuer ces moyens en ZEP.
Mais, Peillon se trompa dans le dosage : la baisse de salaire annoncée pour les enseignants de CPGE, associée à des déclarations hostiles aux CPGE, et après la menace d’un rapprochement entre Université et CPGE, fit déborder le vase.
Le 2 décembre, des enseignants de CPGE étaient en grève ; le 4, diverses actions foisonnaient sur le territoire ; et après trois jours de grèves massives (9, 10 et 11), le gouvernement dut annoncer, le 12, qu’il renonçait à présenter, provisoirement, son projet de décret.
Les enseignants de CPGE étaient partis seuls, sur la question salariale, appuyés par leurs associations, les directions syndicales (SNES et FO) courant après, chacune à leur manière.
Mais ce sont fondamentalement les syndiqués SNES, de la base, qui combattirent les divisions orchestrées par le gouvernement, et relayées par la direction du SNES (laquelle approuvait le projet de décret, mais demandait une baisse de salaire moindre pour les enseignants de CPGE). Ce sont eux qui analysèrent les textes et essayèrent de sensibiliser l’ensemble des enseignants, du collège au pos-bac, sur les dangers multiples du projet.
Nombre d’AG se prononcèrent ainsi pour le retrait du projet Peillon, dans sa totalité (et non sur la seule question salariale) ; et dans certains établissements, la grève du 9 décembre fut fortement suivie par les enseignants de lycée (et non par les seuls enseignants de CPGE). Ce fut finalement la convergence entre le mouvement des enseignants de CPGE, qui commençait à s’étendre dans le second degré, et la mobilisation des enseignants du premier degré (contre la réforme des rythmes scolaires) qui contraignirent le gouvernement à reculer... provisoirement.
Dès le 12 décembre, les médias annoncèrent haut et fort que les directions syndicales avaient retiré leur préavis de grève prévue pour le 17 décembre, et que les concertations se poursuivaient. Les directions syndicales firent croire qu’elles avaient découvert le projet en même temps que les enseignants, le 18 novembre, afin de retrouver une crédibilité auprès des enseignants, et afin de faire accepter la poursuite des concertations.
Celles-ci se poursuivirent en effet. Mais il ne s’agit surtout pas de continuer à alerter sur la question, et surtout de faire oublier le mot d’ordre qui avait surgi de la grève de décembre : retrait du projet Peillon dans son ensemble.
Ainsi, lors de la CA nationale du SNES du 14 janvier, l’amendement « retrait immédiat du projet Peillon » fut rejeté par la majorité de la direction. Dès le 14 janvier, des nouveaux éléments du projet de décret étaient présentés aux délégués syndicaux : mais officiellement, il n’y avait pas eu de concertation ! Le 18 janvier, lors d’une réunion nationale des syndiqués de CPGE, la direction du SNES essayait de faire avaliser par les enseignants le rapprochement des CPGE avec l’université et la création d’un statut spécifique à ces enseignants. Mais la manœuvre échoua. Toutefois, la volonté de « maintenir » les décrets de 1950 se transforma en volonté de « garder l’esprit » des décrets de 1950. Et c’est sûrs d’eux que certains dirigeants syndicaux firent quelques temps plus tard une proposition de « service d’enseignement » pour les enseignants en CPGE qui aurait entraîné une baisse immédiate de rémunération pour nombre d’entre eux, avant de manœuvrer en retrait.
Les concertations sur le projet Peillon se poursuivirent pendant plusieurs semaines… officieusement. Le Café pédagogique indiquait qu’elles devaient reprendre le 12 février[3], mais le 12, coup d’éclat, le gouvernement communique : « accord historique conclu sur l’évolution du métier d’enseignant du second degré »... Peillon venant de présenter ces nouvelles « fiches métiers », ne put s’empêcher de vanter la tâche historique qu’il venait d’accomplir... et cela passa mal parmi les enseignants.
Pourtant, les grands médias avaient tout fait pour préparer le terrain et minimiser (afin de mieux la faire passer) cette réforme : le 6 février, Les Échos, bien renseignés, annonçaient certes qu’un accord était en vue, mais qu’il s’agissait d’un accord « a minima », de même le 12 février, Le Monde titrait : « accord symbolique » ; et Libération : « Peillon fait doucement bouger le statut des profs ».
Mais, l’annonce d’un tel « accord historique » alors que pour nombre d’enseignants les concertations devaient reprendre le 12, l’annonce qu’un CTM serait convoqué le 27 mars, pour recueillir l’avis des directions syndicales... et ce, trois jours avant que le congrès national du SNES ne se tienne...sur un texte fondamentalement le même et que les enseignants avaient combattu fit des remous dans les salles de prof.
À nouveau, en février-mars, des AG d’établissements prennent position, et demandent le retrait de l’ensemble du projet. Mais la situation est différente de celle de décembre : Peillon a pris soin d’isoler les enseignants de CPGE et de ne pas indiquer quelles seraient les modifications du service d’enseignement en CPGE (évitant ainsi de mentionner une baisse quelconque de salaire). En outre, toutes les directions syndicales (FO comprise) prétendent que les enseignants de CPGE ne sont pas concernés par ce projet de décret et que les discussions sont reportées à plus tard. Pourtant l’analyse des fiches métiers puis du projet de décret (publié vers le 20 mars) est claire : les agrégés enseignant en CPGE seront concernés par les « missions liées ».
Ainsi, seuls les établissements où l’information passe et où l’appareil du SNES n’a pas vraiment de prise prennent position. Mais ces prises de positions sont assez nombreuses pour que influencer plusieurs congrès académiques du SNES préparatoires au congrès national, contraignant ces congrès à ne pas soutenir le projet, ou beaucoup moins ouvertement.
L’inflexion de certains congrès est également nourrie par d’autres mobilisations qui ont éclaté notamment en Ile de France, courant février, concernant les dotations en moyens des établissements. En effet, les annonces faites par Peillon pour améliorer les conditions de travail des établissements placés en ZEP se sont révélées être un simple redéploiement entre établissements, certains perdant des moyens au profit d’autres.
Enfin, la réforme annoncée des programmes (en termes du curricula) sème également le trouble parmi les syndiqués ; par peur que le lien entre cette réforme et réforme des statuts n’apparaisse trop clairement, le gouvernement est obligé de reporter la réforme des programmes.
Ainsi, la direction du SNES qui avait annoncé qu’elle donnerait un avis positif (oui) au projet Peillon lors du CTM du 27 mars doit, pour maintenir ses troupes, s’abstenir.
Mais lors du congrès national du SNES, malgré les résistances qui se font jour, la direction U&A fait avaliser son soutien au projet de décret : pour elle, il n’y a pas de danger manifeste, il suffira simplement de veiller à la bonne application du décret !
Aux élections municipales, (23 et 30 mars) le PS enregistre une cuisante défaite. On peut supposer que nombre d’enseignants ont, eux aussi, manifesté leur mécontentement dans les urnes.
Hollande, qui voulait attendre la fin des élections européennes pour remanier le gouvernement, est acculé : le remaniement est annoncé le 31, au lendemain du second tour des municipales.
Peillon doit ainsi quitter le gouvernement sans avoir eu le temps de publier son décret. Mais les annonces de Hollande sont claires : il faut continuer dans le même sens, et c’est à son successeur, Benoît Hamon, que reviendra cette tâche.
Si nombre de directions syndicales et partis « de gauche » critiquent l’arrivée de Valls comme Premier ministre. Mais ils ne réclament pas le retrait des réformes mises en place par le gouvernement Ayrault et se gardent donc bien d’exiger de la majorité PS-Front de gauche qu’elle les abroge.
Ainsi aucune direction syndicale ne demande le retrait définitif du projet Peillon, ni ne refuse les concertations sur ce projet, ce qui rendrait très difficile la publication du projet de décret.
La position de la direction de FO est-elle très différente des autres directions syndicales ? Si elle souhaitait vraiment le retrait définitif du projet Peillon, elle appellerait à l’unité des syndicats sur le mot d’ordre de retrait de ce projet (ou sa non publication). Car ce n’est que par l’unité, et non la division, qu’un tel projet peut être retiré. Mais elle joue la division en expliquant que les autres syndicales (SNES, SGEN et UNSA), en votant oui ou en s’abstenant, ont cautionné le projet gouvernemental... La direction de FO aurait, quant à elle, les mains blanches car elle a voté contre. Mais elle oublie simplement de mentionner que, même si tous les syndicats avaient voté contre (avec FO, Sud et la CGT), cela n’aurait en rien empêché le gouvernement de publier son décret. C’est ce qui s’était passé avec le décret sur les rythmes scolaires.
Aujourd’hui, la direction de FO affirme que « les décrets statutaires (...) ne doivent pas être publiés et les discussions doivent reprendre (…) sur de nouvelles bases ». Mais la direction de FO oublie-t-elle que toutes ces concertations ne peuvent être que cadrées par... la loi de refondation de l’école, loi qui accentue la territorialisation de l’enseignement ? Or, ce cadre est contradictoire aux revendications des enseignants.
Et FO a aussi participé au CTM, le 27 mars, tout en proposant des amendements. Comment un texte inacceptable peut-il être amendable ? Car, la participation à ces instances n’a qu’un seul objectif : apporter la caution du syndicat aux projets gouvernementaux. Le CTM n’est que consultatif, le gouvernement est libre de ses choix.
Depuis deux ans, la direction de FO (avec les autres directions syndicales, telles SUD éduc, CGT éduc,...) participe aux concertations. Or, refuser de discuter d’un texte qui abroge l’essentiel des décrets de 1950 régissant actuellement le métier d’enseignant, ne serait-ce pas le meilleur moyen de défendre les-dits décrets et le-dit métier ? Et si un syndicat, tel FO, avait refusé de se rendre à ce CTM, la participation des autres directions syndicales aurait été bien difficile.
Ainsi, en se situant sur le terrain du gouvernement, ces « concertations » entravent, paralysent les mobilisations et permettent au gouvernement de faire voter, puis de faire appliquer ses lois.
Peillon voulait aller vite : il avait décidé que le décret se mettrait en place dès la rentrée 2014, il avait prévu de publier son décret avant de passer la main et de rejoindre le Parlement européen.
La mobilisation de décembre a retardé la publication et la mise en place du décret : le gouvernement voulait éviter la jonction des mobilisations entre le premier et le second degré.
Suite à la défaite électorale des municipales, Hamon a été nommé pour faire appliquer la « réforme » et les décrets Peillon, celui sur la réforme du statut des enseignants du second degré, mais également le décret sur les rythmes scolaires.
Mais le contexte est modifié. Dans le premier degré, Hamon se trouve confronté à la fronde des maires UMP-UDI. Leur exigence, est de « laisser aux maires la liberté d’appliquer ou non la réforme » des rythmes scolaires. Ce qu’ils veulent c’est encore plus de territorialisation, c’est aller plus loin encore dans la dislocation du cadre national de l’école… et du statut des enseignants.
Par ailleurs, l’opposition des enseignants reste vivace, et Hamon (et le gouvernement) doit, plus encore, s’appuyer sur le dialogue social. Après dix jours de nouvelles concertations, Hamon annonce un décret complémentaire sur les rythmes, lequel aggrave encore la localisation, la municipalisation de l’école. Les maires auront une très grande latitude pour organiser le temps scolaire. Et la modification du décret statutaire des professeurs d’écoles, l’annualisation de leurs obligations de services va permettre une définition locale du service des enseignants, adaptée aux décisions prises par les maires. (Notons que le gouvernement danois vient de décider que l’emploi du temps des élèves - et donc celui des professeurs - serait défini école par école).
Dans le second degré, c’est la même orientation que le ministre Hamon défend et, dès qu’il en aura la possibilité, il publiera le décret sur les statuts.
Il est encore possible de combattre pour la non publication de ce décret. Cela implique de poursuivre le travail d’explication sur le contenu réel du projet de décret Peillon abrogeant les décrets de 1950, car dans nombre d’établissements, ce projet Peillon est méconnu ; et les messages rassurants de la direction du syndicat majoritaire, le SNES, rendent la tâche difficile.
Multiplier les prises de position exigeant que l’unité se réalise pour le retrait du décret, et pour que les directions syndicales cessent immédiatement toutes les concertations sur l’application de la loi Peillon contribue à organiser la résistance et à la défense de l’outil syndical : deux combats inséparables.