Intervention de Marcel Valière au XXVIe congrès de la CGT en 1946
Marcel Valière, est instituteur, syndicaliste, secrétaire général de la Fédération Unitaire de l’enseignement en 1935. Après la guerre, il est l’un des principaux opposants à la ligne du ’produire d’abord, revendiquer ensuite’ impulsée par Thorez (PCF) au sortir de la guerre, en 1945.
Ci-dessous, un extrait de l’intervention de Marcel Valière au XXVIe congrès de la CGT en 1946 :
"Je suis mandaté par un certain nombre de sections départementales du Syndicat des Instituteurs pour voter contre le rapport moral. Je voudrais, non pas m’en excuser, mais m’en expliquer, et pour cela je retiendrai simplement quelques points du rapport d’activité du camarade Frachon. Au lendemain de la Libération, à laquelle la classe ouvrière a tant contribué, d’énormes possibilités sociales s’offraient aux travailleurs organisés. Rappelez-vous, camarades, la défaite militaire du fascisme et la chute du régime vichyssois pouvaient être suivies d’une refonte complète de notre régime économique et social. Si le syndicalisme et les partis ouvriers impulsaient une politique hardie, vigoureuse et révolutionnaire, la libération nationale pouvait être le prélude de la libération sociale. Le moment était favorable. Le soutien essentiel du capitalisme, à savoir le fascisme, était écrasé. Notre bourgeoisie, profondément divisée et donc affaiblie, son armée de classe pratiquement inexistante, les trusts venaient de subir une lourde défaite qui les rendait vulnérables. L’État bourgeois et sa bureaucratie étaient ébranlés jusqu’à leurs bases. Des éléments d’un nouvel État populaire s’étaient formés : les Comités de libération, les FFI, les Milices patriotiques. Un peu partout des initiatives surgissaient en faveur de la gestion ouvrière. La CGT sortait de la clandestinité et devenait l’organisation la plus puissante de ce pays. Ses possibilités apparaissaient comme immenses, il lui suffisait de coordonner les initiatives éparses, de les rassembler, de les impulser et de donner une doctrine cohérente à ses innombrables militants livrés à leur seul instinct de classe. Comme en 1936, plus qu’en 1936 peut-être, tout était possible, si la Confédération comprenait son devoir.
Une occasion manquée
Au lieu de cette politique de classe, conforme à ses buts statutaires et aux possibilités exceptionnelles du moment, nous avons vu la CGT s’endormir dans l’euphorie patriotique, sacrifier ses intérêts profonds à l’unanimité nationale, collaborer au sein du CNR avec des hommes et des partis qui, la suite l’a montré, avaient pour dessein, moins d’abattre le fascisme, que d’instaurer un pouvoir personnel et de replâtrer l’édifice capitaliste. Nous avons vu la CGT apporter son appui aux gouvernements successifs, collaborer avec un parti du patronat, sous prétexte qu’il était patriote. Nous l’avons vu se rallier au programme du CNR, à celui de la délégation des gauches et renoncer au sien propre. Loin de jeter à bas sans délai les privilèges oppresseurs, la direction confédérale, sans distinction de tendances, s’est limité à des démarches auprès des services gouvernementaux mal épurés ou non épurés, et sa position est résumée par la formule : ’Travailler d’abord, revendiquer ensuite’.
Où cela mène-t-il ? Les semaines, les mois passent ; la bourgeoisie surmonte son désarroi. La classe ouvrière perd son dynamisme. Le grand patronat, resté maître des leviers de commande, freine la reprise économique ; les travailleurs sous-alimentés, écrasés par un marché noir plus florissant que jamais, voient s’amenuiser inexorablement leur pouvoir d’achat tout en s’exténuant à gagner la bataille de la production dans le cadre du capitalisme.
(…) Des renseignements officiels, il ressort que l’indique du coût de la vie a passé de 100 à 850 entre 1938 et décembre 1945, cependant que celui des salaires passait dans le même temps péniblement de 100 à 350. Cela signifie pratiquement que le pouvoir d’achat des travailleurs a été réduit de près de 3/5°, exactement de 57%.
De février à novembre 1945, alors que les salaires n’ont subi aucune augmentation substantielle, les prix des principaux produits de consommation ont subi une hausse de 70% et je parle des prix officiels. Sacrifices à sens unique, bien entendu. Notons que parallèlement, le patronat a accru ses profits. Alors qu’en 1938 les profits s’élevaient au tiers de la masse monétaire en circulation, en 1945 ils sont montés à près de la moitié."

Marcel Valière
Instituteur, syndicaliste, Marcel Valière est secrétaire général de la Fédération Unitaire de l’enseignement en 1935. Après la guerre, dirigeant de la tendance syndicaliste révolutionnaire École Émancipée du S.N.I., il sera l’un des principaux opposants à la ligne du ’produire d’abord, revendiquer ensuite’. En 1948, après la scission de la CGT, Valière sera un des principaux artisans de l’autonomie de la Fédération de l’Education Nationale (FEN), ce qui, avec le droit de tendance, permit de préserver l’unité du syndicalisme enseignant durant des décennies.