Le mouvement étudiant bouscule la scène politique
Rappelons que la dictature de Pinochet a imposé des privatisations massives et une série de « modernisations » impliquant notamment la privatisation du système de santé et de l’enseignement, la destruction du Code du travail, l’instauration de retraites par capitalisation individuelle.
Sergio Grez explique ainsi :
« Une forme nouvelle d’accumulation capitaliste fut installée par le feu et le sang par la dictature civile et militaire chilienne (…). À côté des privatisations des entreprises d’État, les dénommées « sept modernisations » de la dictature changèrent le visage du Chili (…).
En plus d’installer un changement radical sur le terrain socio-économique, ces modernisations provoquèrent de profonds changements culturels dont les retentissements continuent à résonner quatre décennies après le coup d’État et plus de vingt-trois ans depuis le commencement du cycle des gouvernements post-dictatoriaux. La principale transformation culturelle provoquée par la dictature et par le modèle économique néolibéral a été définie par le sociologue Tomás Moulian comme “l’affaiblissement de l’esprit ou de l’état d’âme sociétal, dont les expressions les plus importantes sont la tendance associative et la « politicité/politisation » qui caractérisa pendant longtemps la société chilienne”. À sa place, “l’individualisme concurrentiel et l’obsession acquéreuse ont érodé l’efficacité de ces mécanismes. Dans le nouveau contexte, on privilégie les stratégies individuelles, le retour vers le privé, la prise de position en tant que spectateur de l’action, le décrochage de la sphère publique, l’obsession pour la concurrence et la réussite matérielle, la transformation de la consommation en source de prestige, déconnecté d’une rationalité des besoins”. Dans cette société moulée par la dictature et entérinée sous les gouvernements de la Concertation pour la Démocratie, coalition qui gouverna le Chili entre mars 1990 et mars 2010, “priment les stratégies individuelles d’avancement et de mobilité”.
[Tomás Moulian, Contradicciones del desarrollo político chileno. 1920-1990, Santiago, Lom Ediciones, 2009, p. 129.-130]
Toutes ces caractéristiques du Chili actuel trouvent leur fondement et leur explication dans le type de transition depuis la dictature jusqu’à la démocratie libérale. La dictature ne fut pas renversée, mais remplacée par une démocratie sous tutelle, surveillée et de basse intensité qui maintint le modèle économique néolibéral et la Constitution de Pinochet reformée qui fut imposée par la fraude de 1980. Dans la foulée du grand cycle de révoltes populaires de 1983-1987 s’est ouvert un processus de négociations entre la dictature et les représentants de l’opposition modérée (Démocratie chrétienne, une faction du Parti socialiste, le Parti radical, entre autres) par l’entremise de l’Église catholique, les grands capitalistes et le gouvernement des États-Unis. Ces négociations débouchèrent sur un accord pour une transition ordonnée et « pacifique », qui avait pour but d’empêcher un soulèvement de masse, encouragé par les forces de la gauche plus radicale. De cette manière, la dictature put imposer ses rythmes et ses institutions à la future démocratie. Le système politique chilien fut ainsi structuré par la Constitution reformée de 1980 et par le système binominal des élections parlementaires, qui permit à la minorité de droite d’exercer un droit de veto pendant les vingt années suivantes, bloquant toute réforme substantielle qui n’avait pas son consentement. (…) La combinaison de tous ces éléments a produit la dépolitisation, l’exacerbation de l’individualisme et la démobilisation de la société. ».
C’est dans cette situation héritée de la dictature et de la transition qu’ont surgi les mobilisations des lycéens (2001 et 2006 puis des étudiants en 2011).
En ce qui concerne l’enseignement primaire et secondaire, la dictature imposa la « municipalisation », c’est-à-dire le transfert des écoles et lycées depuis le Ministère de l’éducation vers les administrations communales, accentuant ainsi les différences de qualité de l’éducation en fonction des revenus de chaque municipalité. En même temps, à partir des années 1980, l’État stimula le développement d’un secteur d’écoles « privées-subventionnées » entre les mains d’entrepreneurs motivés par la recherche du profit qui, outre ce qu’ils encaissent pour l’éducation donnée aux enfants et jeunes, touchent des subventions du gouvernement en tant que prix attribué à leur « fonction co-éducatrice ».
La continuité du modèle d’éducation de marché durant les gouvernements post-dictatoriaux a provoqué, depuis 1997, diverses explosions du mouvement étudiant aussi bien secondaire qu’universitaire, les deux plus importantes étant la « révolution des pingouins » de 2006, c’est-à-dire les étudiants du secondaire appelés de ce nom à cause de la couleur de leur uniforme, et le mouvement de 2011 (universitaire, écoles techniques, et secondaire) qui se prolongea jusqu’à nos jours avec des degrés d’intensité variables. Les causes du mécontentement étudiant et de leurs revendications sont multiples, mais possèdent un dénominateur commun : le rejet de « l’éducation de marché », caractéristique du modèle libéral s’affirmant de manière impérative au Chili.
La LOCE de Pinochet fut « maquillée » pour devenir la Loi générale d’éducation (LGE). Et a été maintenue la municipalisation des établissements scolaires ainsi que l’obtention de profits par les entrepreneurs dans l’éducation primaire et secondaire.
(…) Nombre de ces pingouins formeront la colonne vertébrale du mouvement qu’ébranlera le Chili pendant les années 2011 et 2012, faisant sentir son écho dans tout le monde. Une série de phénomènes nouveaux apparaissent. Parmi eux, nous pouvons nommer l’auto-organisation basée dans le fonctionnement par assemblées, l’emploi des « réseaux sociaux » et des nouvelles technologies de la communication, de l’information, l’autogestion et une tendance à l’autonomisme qui avait déjà commencé à apparaître dans les mobilisations de 2001. Une manière nouvelle de revendiquer et de faire de la politique couvait dans la jeunesse lycéenne.
Il arrive souvent dans l’Histoire qu’un mouvement social qui paraît vaincu continue à se développer souterrainement, soignant ses blessures et recomposant ses forces en attendant une conjoncture favorable pour se manifester à nouveau. C’est ce qui arriva au Chili avec le mouvement étudiant pendant l’administration Bachelet et le premier an du gouvernement de droite de Sébastian Pinera (mars 2010-mars 2014). Pendant tout ce temps, des mobilisations périodiques se succédèrent. Devenues presque routinières, elles ne réussirent pas à placer l’éducation dans l’agenda public. Néanmoins, les discrédits du système éducationnel, notamment les inégalités et l’endettement des familles des étudiants, préparaient déjà une nouvelle explosion.
Très rapidement, les étudiants ont commencé à questionner le modèle éducationnel dans son ensemble. Pendant le mois de juin 2011, des manifestations massives eurent lieu dans les principales villes du pays. On y réclamait des réformes du système éducationnel et le renforcement du rôle de l’État dans l’éducation. Le mouvement atteignit une force et une ampleur sans précédents depuis le retour de la démocratie. Les étudiants secondaires, qui avaient déjà posé la question de la gratuité de l’éducation l’année précédente, joignirent les mobilisations et commencèrent à réaliser des occupations de leurs lycées et d’autres interventions très semblables à celles de la « Révolution des pingouins ».
Plus tard, on assiste à l’incorporation des étudiants des lycées privés payants, des Centres de Formation Technique (CFT), des Instituts Professionnels (IP), des universités privées, des parents des élèves, en plus des professeurs et travailleurs des différents niveaux de l’éducation (primaire, secondaire et universitaire), ainsi que des citoyens et citoyennes en général. Il ne s’agissait plus seulement des étudiants, mais bien d’un Mouvement pour l’éducation publique (MEP) qui obtiendra le soutien de 80% de la population, d’après les enquêtes d’opinion publique ».
Face à la mobilisation, le gouvernement fit quelques petites concessions, mais les organisations des étudiants et l’association des professeurs rejetèrent ces mesures, exigeant la réforme du système d’accès aux universités ; une augmentation importante des dépenses publiques l’interdiction du profit ; la dé-municipalisation et l’étatisation de l’éducation primaire et secondaire, etc.
« L’ensemble de ces mesures peut être résumé dans le mot d’ordre “Pour une éducation publique, gratuite, laïque, démocratique, égalitaire et de qualité” qui réunit les différents groupes constitutifs du Mouvement pour une éducation publique, organisés autour du mouvement étudiant ».
« Aujourd’hui ce sont des millions qui exigent, aux côtés des étudiants, une éducation d’État gratuite, laïque, démocratique, égalitaire et de qualité. Le changement a été radical. De la même façon, demander un référendum pour des choix importants concernant les citoyens, la renationalisation du cuivre, une réforme fiscale pour financer des solutions aux problèmes sociaux les plus cruciaux, la convocation d’une Assemblée constituante pour que les peuples du Chili puissent pour la première fois dans leur histoire exercer leur souveraineté, étaient, il y a peu de temps encore, des rêves de gauchistes impénitents sans grand écho social. Or, aujourd’hui, ces thèmes sont incontournables. (…).
Les jeunes et d’autres acteurs sociaux ont préféré construire peu à peu, depuis des années, des formes plus démocratiques et horizontales comme les collectifs sociopolitiques, les assemblées territoriales et locales, les coordinations sectorielles, régionales et nationales de collectifs, des organisations sociales dont les politiques sont définies collectivement et où il n’est pas rare que les dirigeants et les porte-parole soient changés par leur base si celle-ci le juge utile. (…), le mouvement étudiant chilien des dernières années s’est engagé sur la voie de sa propre politisation et a contribué à la politisation de l’ensemble de la société chilienne. (…)
La seconde élection de Michelle Bachelet comme présidente de la République, en mars 2014, a créé un nouveau contexte politique dans la mesure où son programme de gouvernement inclut un certain nombre de revendications mises en avant par le mouvement étudiant ».
« l’éducation publique » financée par l’Etat, cela n’exclut pas les institutions privées qui déclarent leur « vocation de service public ».
Dès lors, on comprend que
« Les grandes manifestations étudiantes et d’autres secteurs de la population ont déjà fait entendre leurs protestations dans les principales villes chiliennes tout au long de l’année 2014, ainsi qu’en avril et en mai 2015 ».
(Traduction de A l’Encontre et de l’auteur ; Sergio Grez Toso est docteur en histoire et professeur à l’Université du Chili. Cette contribution importante est à lire in -extenso sur le site d’Alencontre).