Cinéma : « Sorry, we missed you », Ken Loach
Synopsis
Ricky (Kris Hitchen) et Abbie (Debbie Honeywood) sont installés avec leurs deux enfants à Newcastle, au nord-est de l’Angleterre, et tentent de redresser la barre après une faillite, suite à la crise des subprimes. Ricky, ouvrier du bâtiment au chômage, originaire de Manchester, décide de se lancer à son compte dans une microentreprise de livraison à domicile, mais au sein d’un centre de tri pratiquant une sous-traitance concurrentielle impitoyable entre ses chauffeurs.
Ne comptant pas ses heures, l’homme enchaîne les courses, sous la loi d’airain d’un boîtier électronique qui piste ses moindres faits et gestes, enregistre ses performances, et ne lui laisse jamais plus de deux minutes pour souffler. Abbie, de son côté, pratique le service à la personne, auprès de « clients » grabataires ou lourdement handicapés, rémunérée à la tâche pour des horaires morcelés.
Une suite logique à I, Daniel Blake ?
Sorry, we missed you débute comme I, Daniel Blake, dans un bureau. Dans le film qui a remporté la palme d’or en 2016, on voyait Daniel Blake se battre pour défendre ses droits aux allocations chômage, dans Sorry,we missed you, on voit Ricky accepter un nouvel emploi sensé lui permettre de réaliser ses rêves : être indépendant et devenir plus tard propriétaire de son logement. Il suffit d’un peu plus d’une heure pour que le spectateur assiste au pire des cauchemars.
Moi, Daniel Blake était une charge au vitriol contre la politique sociale du gouvernement britannique, Sorry we missed you montre sans fard, le cynisme de certaines entreprises et les méfaits de l’ubérisation de l’emploi sur ceux que l’on berne avec le mythe de l’auto-entreprenariat.
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Qu’est-ce que l’ubérisation du travail ?
Le mot ubérisation est apparu dans notre langage en 2017, il décrit les conditions de travail de ceux à qui les plateformes numériques offrent un emploi. Mais cette définition est déjà biaisée puisque ces travailleurs ne sont pas salariés : dès les premières images du film le ton est donné. Maloney, le directeur du centre de tri met tout de suite les choses au point : « You don’t work for us, you work with us ! » Cette phrase est lourde de conséquences… Pas de salariés dans cette entreprise. On veut de vrais mecs, ceux qui ont le sens des responsabilités et du risque. Plus de salariés donc mais des auto-entrepreneurs. La formule « Vous ne travaillez pas pour nous mais avec nous » pourrait sonner comme une exhortation à la virilité, après tout ce sont deux homme qui discutent d’une promesse d’embauche.
Quelques plans plus tard on s’apercevra vite que derrière le mythe de l’aventurier ou du conquistador, les éléments de langage de Maloney cachent la pire des servitudes. L’ubérisation repose sur un double miroir aux alouettes ; on dit au travailleur : « Tu n’as plus de patron… Le patron c’est toi. Tu organises ton travail comme tu l’entends mais moins t’en fais, moins tu gagnes… ». Alors, il s’agirait juste d’un peu de courage et d’organisation… Il faut être rapide et efficace. Ricky Turner qui croit maîtriser efficacité et rapidité se dit que ça sera un jeu d’enfant. Il a mal évalué le pouvoir du boitier de contrôle que lui tend le directeur du centre de tri. Ricky va vite se rendre compte qu’un vrai trajet dans Newcastle n’a rien à voir avec les performances affichées sur son GPS. Il ne décide pas de son trajet, ni de qui doit monter à bord de son véhicule (même si celui-ci n’appartient pas à l’entreprise qui l’embuche). Il ne maîtrise pas son temps non plus. Chaque fois qu’un but assigné par l’entreprise n’est pas atteint, il écope d’une pénalité.
Où sont les joies de l’auto-entreprenariat ? On a vendu à Ricky l’espoir d’une réussite entrepreneuriale alors qu’il vit une forme moderne d’esclavage. On a déguisé le salarié en auto entrepreneur corvéable à merci, assumant lui-même les risques et les charges de son activité et devenant de ce fait l’acteur principal de sa propre exploitation. Le piège se referme inexorablement. Nous pourrions reprocher à Ken Loach d’en avoir trop fait, d’exagérer les déboires de Ricky, mais la lourdeur de la démonstration est à la mesure de la violence que le système inflige au personnage.
Du doux leurre à la douleur
Ce qui fait frissonner d’horreur le spectateur, c’est la façon dont tout se délite autour du personnage principal. Nous connaissons tous des Ricky et des Abby. On leur a vendu le rêve de la propriété individuelle. Ils ont investi pour s’acheter une maison à crédit et ils ont tout perdu avec la crise des subprimes en 2008. Il leur restait une voiture, celle d’Abby, qu’elle devra vendre pour que son mari s’achète une camionnette. Ricky n’est pas du genre assisté. Il a dû entendre, lui aussi, quelqu’un dire qu’ « il suffit de traverser la rue pour avoir du travail » mais il enchaine petits boulots sur petits boulots et le dernier est le pire de tous.
Abby se fait progressivement phagocyter par son emploi d’aide sociale à domicile. Elle court après les bus, essaie de faire son travail correctement mais s’épuise à la tâche et on lui en demande toujours plus. Même si Loach semble vouloir nous dire que lorsque tout va mal, le seul point d’ancrage qui reste c’est la famille, force est de constater que la famille va mal. Le couple se dispute, les relations père-fils se dégradent, le fils sombre dans la délinquance et la fille est au bord de la dépression.
Bizarrement, le spectateur ne crie pas : « trop c’est trop ! » et ne quitte pas son siège en colère. De la colère ? Non, plutôt de la sidération ; on se demande comment après des années de lutte qui nous ont permis de jouir de tant de droits sociaux on en est revenu aux conditions de travail du XIXe siècle presque sans broncher ! Comment la parcellisation du travail a quasiment anéanti toute velléité de lutte collective ? Comment peut-on accepter l’institutionnalisation de la précarité ? C’est après, quand on est sorti de la salle de cinéma, que l’on se demande dans quelle mesure on participe à tout ça. Pourquoi on a si peu réagi face à des gouvernements qui ont tout fait pour laisser des CDD se multiplier au lieu d’obliger les entreprises à offrir des CDI ? Pourquoi le fait d’entendre que les chômeurs de longue durée le sont par choix ne nous choque plus ou si peu ? Loach a dénoncé le doux leurre du capitalisme maintenant il nous fait goûter la douleur qui en résulte. S’il y avait une lueur d’espoir à la fin de I, Daniel Blake, la fin de Sorry, we missed you est fermée. Le prolétaire moderne n’a d’autre horizon que son auto-exploitation. C’est le stade ultime d’un capitalisme agonisant et c’est effrayant.
Un jeu juste et un réalisme authentique
Loach choisit ses acteurs en fonction de la proximité qu’ils ont avec le personnage qu’ils vont jouer. Chris Kitchen a fait des tas de petits boulots avant de devenir comédien et avant de se consacrer au théâtre, il était plombier. Et Debbie Honeywood travaille comme assistante maternelle dans une école de Wallsend dans le Nord de l’Angleterre ; elle nous a confié ne pas avoir l’intention de quitter ce travail pour le cinéma. C’est sans doute un des éléments qui contribue à la justesse du jeu. Les acteurs sont en pays de connaissance. Leur rôle est un rôle de composition, bien sûr, mais leur expérience teinte le jeu en lui donnant cette touche d’authenticité qui rappelle le tournage d’un documentaire.
Les mises en scène de Loach sont hyperréalistes et le tournage est la plupart du temps en extérieur. Les régions choisies sont celles qui ont été le plus touchées par les mutations du capitalisme et où le chômage de masse fait rage. Il y a une adéquation entre ce que vit la région et ce que vivent les personnages principaux. Cet effet miroir renforce l’impression de prédétermination. Les règles du jeu sont bonnes ou tout du moins le semblent mais les dés sont pipés. On avance dans ce film comme on avancerait dans une tragédie et c’est ce qui est particulièrement perturbant. Si le code utilisé est celui du mélodrame, Loach n’est jamais larmoyant ou moralisateur. Son cinéma illustre à merveille le courant du réalisme social anglais.
Il faut absolument voir ce film, même s’il vous arrive comme un coup de poing dans la figure. Quand vous aurez vu ce film, vous ne commanderez plus vos biens de consommation chez Amazon avec le même entrain.
Article O. Brandon, militante et cinéphile