Irak, Liban : des mouvements populaires contre la misère et le confessionnalisme
Cet automne, deux mouvements massifs et populaires ont surgi en Irak et au Liban. Dans ces deux mouvements, la politique économique et la corruption des régimes sont visées mais également les fondements même de ces régimes : le confessionnalisme.
Des mouvements spontanés
Le Liban et l’Irak ont connu plusieurs mouvements de révolte depuis 2011.
En 2011, dans le cadre des révolutions qui ont balayé le Maghreb et le Mashrek, une vague de manifestations a traversé le Liban et l’Irak, mais s’est éteinte au bout de quelques mois, sans atteindre ses objectifs. Les manifestants au Liban demandaient déjà la chute du régime confessionnel, et en Irak ils exigeaient des services publics (eau, électricité...), des emplois, plus de démocratie et dénonçaient la corruption.
Depuis 2011, au Liban, plusieurs grèves et manifestations ont jalonné les années, dont un large mouvement populaire « Vous puez » qui a éclaté à l’été 2015 : dirigé au départ contre la gestion des ordures, puis remettant en cause le système confessionnel. À la différence des mouvements précédents, la mobilisation qui a surgi en octobre 2019 est beaucoup plus massive, les milieux populaires beaucoup plus impliqués, et c’est le départ de l’ensemble des dirigeants, sans exception, qui est exigé, avec la fin du confessionnalisme. L’étincelle du mouvement a été l’annonce, le jeudi 17 au soir, de nouvelles taxes, dont une taxe sur les appels internet WhatsApp. Des manifestations ont aussitôt surgi et se sont prolongées la nuit. Le lendemain, la mobilisation était générale, et les mots d’ordre très clairs : « Voleurs ! », « Le peuple veut la chute du régime ! », « Révolution ! ».
En Irak, après 2011, le gouvernement augmente la répression, plus particulièrement contre les sunnites. Les mouvements pacifiques qui ont lieu sont alors dirigés contre le premier ministre et notamment contre sa politique d’oppression et de discrimination des sunnites (2012-2013) ; en décembre 2013, la très forte répression de ce mouvement pacifique déclenche un soulèvement armé, très vite suivi par l’emprise de Daesh sur une partie du pays, et par l’intervention militaire de pays étrangers (USA, France, Iran...) contre cette emprise. Mais les problèmes de corruption, de chômage et de services publics ne sont pas réglés ; ils s’accroissent et sont dénoncés dans des mouvements de manifestations (2015, 2016, 2018). Le mouvement qui surgit le 1er octobre 2019 se distingue des précédents par son ampleur, son caractère spontané, incontrôlable par la clique en place, et son mot d’ordre clair : la chute du régime, avec la fin du confessionnalisme. L’étincelle du mouvement a été la violente répression, le 26 septembre, d’un rassemblement de diplômés universitaires et le limogeage, le lendemain, d’un lieutenant commandant le service irakien de lutte contre le terrorisme. C’est contre cette répression et cette décision qu’un appel à manifester a été lancé pour le 1er octobre, et que la mobilisation s’est embrasée contre le régime.
Une situation économique désastreuse
En toile de fond, en Irak comme au Liban, c’est la situation désastreuse qui alimente ces mobilisations. Augmentation du chômage, du nombre de personnes vivant sous le seuil de pauvreté. Et face à cela, une augmentation de la corruption et l’incapacité des gouvernants à engager des réformes structurelles.
Révélateur du désespoir, est le taux officiel des suicides chez les jeunes irakiens, sans précédent : près de 300 dans les neufs premiers mois de 2019, un chiffre sous-estimé, car peu d’entre eux sont déclarés du fait de la pression des autorités et de la « honte sociale » à laquelle est rattaché le suicide dans la société irakienne.
Pendant des décennies, les gouvernants ont désigné des bouc-émissaires, qu’ils soient réfugiés ou appartenant à un groupe confessionnel, afin de diviser les populations, de masquer les vrais problèmes et de faire accepter la situation économique. Mais cette politique aujourd’hui ne marche plus. Dans leur mouvement, au Liban comme en Irak, les manifestants rejettent ouvertement cette politique de « boucs-émissaires » ; ils désignent les vrais coupables, les gouvernants, le système politique, voire le système économique.
Un confessionnalisme instauré par des impérialismes
Le confessionnalisme politique est un système de gouvernance qui distribue le pouvoir politique d’une façon proportionnelle entre différentes assignations religieuses. En Irak comme au Liban, ce confessionnalisme a été imposé par les impérialismes : par la France au Liban, en 1926, et par les USA en 2003 en Irak, avec le soutien de l’Iran. L’objectif, pour les impérialismes comme pour les cliques au pouvoir qu’ils soutiennent, est de mettre en place un outil de division pour maintenir leur pouvoir.
En rejetant massivement ce confessionnalisme, les manifestants s’érigent ainsi contre l’ordre imposé par les impérialismes et soutenu par des puissances régionales. Ils s’érigent contre une idéologie qui vise à empêcher la classe ouvrière de s’exprimer en tant que classe. Ils cherchent aussi à tourner la page historique débutée dans les années 80-90 avec la chute de l’URSS et la montée de l’islam politique dans la région. En atteste le discrédit du Hezbollah au Liban, et la demande explicite à ce que son chef Hassan Nasrallah parte, comme les autres. En atteste en Irak la popularité du hastag « la marja’iyya ne me représente pas », la marja’iyya, l’institution qui matérialise l’autorité religieuse dans l’islam chiite respectée durant 16 ans : au cœur du régime, elle est aujourd’hui rejetée par les jeunes générations car associée à la corruption.
Le gouvernement français soutient les régimes en place
On ne peut ainsi pas s’étonner quand le ministre français des affaires étrangères déclare, suite à la démission du premier ministre libanais Hariri, le 29 octobre : « Le ministre Saad Hariri vient de démissionner, ce qui rend la crise encore plus grave », la France « appelle les responsables libanais à tout faire pour garantir la stabilité des institutions et l’unité du Liban » [1]. Pour sûr, un tel soutien au confessionnalisme et aux réformes annoncées du gouvernement libanais s’inscrit contre le mouvement populaire en cours, qui demande à ce que soit mises à bas des institutions fondées sur le confessionnalisme et à ce que soit renouvelée l’ensemble de la classe politique. En écho au mouvement algérien, les manifestants expliquent, quand ils parlent de ceux qui doivent partir : « tous, c’est tous ».
En Irak, alors que plus de cent manifestants ont été tués dans la première semaine d’octobre, Jean-Yves Le Drian se rend dans ce pays et fait une déclaration commune avec son homologue irakien qui ne mentionne aucun des massacres qui viennent d’avoir lieu. Le 5 novembre toutefois, alors que le nombre de manifestants tués depuis octobre dépasse les 200 et que le gouvernement vient à nouveau de couper les connexions internet, un communiqué indique « La France condamne les graves violences qui ont eu lieu en Irak au cours des derniers jours », et comme en Algérie, alors que les manifestants demandent la chute du régime, le gouvernement français soutient le régime en place en appelant au dialogue avec ce régime, et à la mise en place de réformes par ce régime.
Un triple combat
Le combat des manifestants libanais et irakiens est triple : il s’érige contre un système économique, mafieux et corrompu, contre un système confessionnel, et contre l’oppression étrangère ou les systèmes d’oppression mis en place et soutenus par des puissances étrangères : Iran, USA, France, Arabie Saoudite...
Ces combats sont légitimes et ne peuvent être que soutenus. Cela passe notamment par une dénonciation sans concession de la politique du gouvernement français de soutien à ces régimes répressifs et corrompus. Aucun dialogue n’est possible avec des régimes impliqués, directement ou indirectement, dans la répression de leur propre peuple ou dans la répression d’un peuple voisin, le peuple syrien2.