Birmanie : la longue lutte des peuples contre l’État
Une nouvelle page de la révolution birmane s’écrit depuis le 27 octobre 2023, date de lancement de l’« opération 1027 » par l’Alliance des trois fraternités (Three Brotherhood Alliance, 3BHA), trois groupes rebelles opposés comme tant d’autres birmans à la junte et son armée, la redoutable Tatmadaw.
Depuis le retour des militaires au pouvoir par le coup d’État du 1erfévrier 2021, le Conseil d’administration de l’État (SAC), nom de la nouvelle junte, s’oppose à la résistance des populations des grandes villes des plaines de l’Irrawaddy qui se sont soulevées en masse. Les grèves générales ont été suivies de manifestations réprimées dans le sang. Devant le carnage, une partie de la jeunesse a quitté Rangoun, Mandalay ou Naipyidaw pour se former au combat et s’organiser dans les montagnes en périphérie du pays, auprès des groupes armés de diverses minorités ethniques.
Le conflit que connait la Birmanie depuis son indépendance, qui oppose l’État central aux insurrections armées du Parti communiste et des minorités « ethniques », s’est mué en guerre civile révolutionnaire par le soulèvement massif de la population des zones centrales décidées à renvoyer définitivement l’armée du pouvoir.
L’ampleur du soulèvement s’explique par le choc ressenti par une population nourrie d’espoirs de liberté et de démocratie, après une décennie de relative ouverture économique et politique entre 2011 et 2021. En réalité, l’armée birmane n’avait jamais quitté le pouvoir. Depuis octobre 2023, le rapport de force s’est renversé. Saisir le caractère inédit de l’actualité birmane demande de revenir sur l’histoire complexe du pays.
La Birmanie avant l’indépendance
La longue histoire de l’autoritarisme en Birmanie est inscrite dans la chair de ceux qui se battent, aux quatre coins de ce pays grand comme la France, à la jonction entre les mondes indiens et chinois.
Durant mille ans de monarchie absolue, des dynasties aux tendances expansionnistes– de Pagan à Konbaung en passant par Ava – se sont concurrencées et succédées pour contrôler la mosaïque des peuples, les innombrables mines de pierres précieuses et les routes commerciales qui traversent le territoire. La concurrence entre les impérialismes européens incite la Couronne d’Angleterre à entreprendre une longue invasion. Elle y parvient au terme des trois guerres anglo-birmanes (1826, 1853 et 1886).
La Compagnie des Indes Orientales maintient la Birmanie sous un joug colonial caractérisé par le pillage des richesses, le racisme, l’humiliation des Bamars (ou Birmans, ethnie majoritaire), l’instrumentalisation des revendications autonomistes des minorités ethniques et l’exploitation d’une main d’œuvre ouvrière indienne et chinoise au service du capitalisme britannique. Dans le delta de l’Irrawaddy, « Rangoun symbolisait, aux yeux des Birmans, l’ordre colonial dans toute sa violence, qu’elle soit politique, économique, sociale ou morale » [1].
C’est dans cette capitale que se cristallisent, au cours des années 1930, les revendications nationalistes d’une nouvelle génération d’étudiants, les « Thakins » (les « Maîtres »), appellation normalement réservée aux colons anglais. Parmi eux figurent U Nu, futur premier ministre, Than Tun, futur dirigeant du Parti communiste birman (PCB) et Aung San, futur père de la Tatmadaw et de l’indépendance.
Au sortir de la Seconde guerre mondiale, après une période de domination japonaise (1942-1945), Aung San et la Ligue anti-fasciste pour la liberté des peuples (AFPFL), alliance de partis qu’il dirige de facto, arrachent en janvier 1947 l’indépendance au Royaume-Uni. Dans la foulée, Aung San organise la Conférence de Panglong dans la jungle Shan, où les politiciens bamars discutent avec les représentants des minorités chin, kachin et shan de leur intégration dans la future Birmanie indépendante. Ces dernières exigent l’autonomie politique, dans la continuation de ce qu’elles connurent avant et pendant la colonisation anglaise. Les Karens, souhaitant former un État indépendant, demeurent simples observateurs. De nombreuses autres minorités (arakanais, mons, karennis, was, etc.) n’ont pas été invitées. A cette occasion, Aung San promet aux protagonistes une large autonomie dans l’unité birmane.
L’évènement est devenu un mythe fondateur de la Birmanie contemporaine, objet de fantasmes de part et d’autre du spectre politique, mais ne trouva jamais de concrétisation politique. Aung San est assassiné la même année, quelques mois avant la proclamation de la nouvelle constitution de l’Union birmane, le 4 janvier 1948.
De la démocratie parlementaire à la « voie birmane vers le socialisme »
La contestation de la toute nouvelle constitution, jugée trop favorable aux Bamars, ne se fit pas attendre. Le Parti communiste de Birmanie (PCB), acteur de l’indépendance au sein de l’AFPFL, critique quant à lui une trahison du camp socialiste modéré incarné par le successeur d’Aung San, U Nu. Des heurts éclatent à l’ouest, dans l’Arakan, où séparatistes bouddhistes, soutenus par les communistes, cohabitent avec les musulmans Rohingyas, eux aussi en lutte contre leur éviction de la fonction publique. Puis à l’est, où l’Union nationale karen (KNU) prend les armes pour l’autonomie. L’armée répond par un massacre, le premier d’une longue série dans une guerre civile toujours en cours.
La période qui suivit, marquée par le libéral mais fragile parlementarisme du premier ministre U Nu, incapable de mettre fin au conflit qui, au contraire, s’envenime avec les premiers groupes armés ethniques, s’achève en 1962 par l’arrivée au pouvoir du militaire Ne Win et de sa junte à l’occasion d’un premier coup d’État.
S’ensuivent des décennies de dictature militaire, caractérisée par l’autarcie, la planification économique, le racisme et l’astrologie, une combinaison nommée « voie Birmane vers le socialisme » qui lorgnait moins vers l’internationalisme marxiste que vers le nationalisme du Japon impérial tardif. À la frontière bangladaise, au nord de l’Arakan, la minorité Rohingya de culture indienne et de religion musulmane revendiquait le statut de minorité ethnique distincte. Elle fit l’objet d’une loi sur la citoyenneté en 1982 leur niant le statut de citoyens, seuls les membres des minorités supposées présentes avant la colonisation anglaise se voyant reconnaître ce statut.
L’économie est au plus mal et la répression des opposants birmans est en hausse. La jeunesse et la classe ouvrière étouffent. La population des zones centrales, notamment étudiante, se soulève à l’été 1988 pour le pain et la liberté. L’ampleur des grèves générales et des manifestations font frémir la Tatmadaw qui, sur ordre de Ne Win, tue plusieurs milliers de personnes. Le 8 aout 1988, ou « 8888 », commémoré encore aujourd’hui par les Birmans avides de jours meilleurs, est malgré la répression un basculement.
Un acteur politique nouveau, porté par la révolte des masses, prétend à l’accession au pouvoir : la Ligue nationale pour la démocratie (NLD), menée par Aung San Suu Kyi, la fille du héros national Aung San. Face au pouvoir vacillant de Ne Win, une nouvelle junte s’empare du pouvoir, le Conseil d’État pour la restauration de la loi et l’ordre (SLORC), renommé en 1997 Conseil d’État pour la paix et le développement (SPDC).
Le choix militaire du capitalisme
Outre la répression accrue à laquelle font face les pro-démocrates – symbolisée par l’arrestation d’Aung San Suu Kyi, qui reçoit pour la peine un prix Nobel de la Paix – et quelques changements esthétiques (la « Birmanie » devient « Myanmar », « Rangoun » devient « Yangon », « Arakan » devient « Rakhine », etc.), le SLORC opère un changement de doctrine économique. La « voie Birmane vers le socialisme » laisse place à l’économie de marché sous contrôle de l’armée.
La Tatmadaw se dote de conglomérats pour étendre et faire fructifier son capital. Myanma Economic Holdings Limited (ou MEHL, créé en 1990) et Myanma Economic Corporation (ou MEC, créé en 1997) dominent, par un réseau d’entreprises tentaculaire, tous les secteurs de l’économie : les mines et la production de jades, rubis et autres pierres précieuses, l’industrie, les banques, l’assurance, les télécommunications, l’immobilier, l’armement, etc. Les dirigeants sont des hauts-gradés, en activité ou à la retraite, et les soldats perçoivent quelques dividendes une fois l’an pour leurs bons et loyaux services. Les investisseurs asiatiques et occidentaux affluent et prospèrent, à condition de coopérer avec l’armée. Ainsi de Total qui s’implante en 1992 pour l’exploitation du champ gazier off-shore de Yadana et ne se retirera qu’en 2022.
Le contrôle de la junte, plus ou moins effectif sur l’ensemble du territoire, est dépendant d’alliances de circonstances et d’opportunité avec certains groupes armés ethniques. D’autres maintiennent une lutte de guérilla contre la Tatmadaw, dans les confins des montagnes, pour l’autonomie politique et économique, laquelle passe par la maitrise des zones frontalières riches en ressources naturelles, pierres précieuses et pavot. La guerre que mène l’armée contre les rebelles se concentre sur les arakanais, karens et karennis qui formèrent avec d’autres minorités un front commun, le Front démocratique national. Le conflit provoque le déplacement de plusieurs millions de personnes.
Les richesses de l’armée augmentent en même temps que l’inflation et la pauvreté, ce qui entraine un soulèvement vite réprimé en 2007, initié par des moines et suivi par les populations des grandes villes, improprement nommé « révolution de safran ».
L’ouverture démocratique
A la fin des années 2010, la junte voit dans la concession de bribes de démocratie le moyen d’alléger les sanctions économiques, de renflouer les caisses et de rassurer les investisseurs étrangers. En 2008, elle remplace la constitution de l’ère Ne Win (1974) par une nouvelle censée permettre le retour d’un régime civil démocratique. Elle s’assure en réalité de garder une part stratégique du pouvoir : les ministères de la défense, des affaires frontalières et de l’intérieur lui sont réservés, le parlement bicaméral doit être composé de 25 % de militaires non élus, et tout changement constitutionnel doit être voté à une majorité de 75 % des députés. Surtout, le poids de l’armée dans l’économie lui assure une hégémonie que la constitution ne saurait remettre en cause.
Des élections sont organisées en 2010, boycottées par la NLD, remportées par le Parti de l’union pour la solidarité et le développement (USDP), créé par l’armée pour contrôler la transition démocratique. Thein Sein, premier chef d’état civil mais ancien cadre de l’armée, libère Aung San Suu Kyi, privée de liberté depuis 1988, ainsi que de nombreux prisonniers politiques. La censure qui pèse sur la presse s’allège. Le prix des cartes SIM et de l’accès à internet chute après la levée des sanctions économiques et l’arrivée de nouveaux opérateurs sur le marché. Les investisseurs se ruent sur ce nouvel eldorado où tout est à construire, feignant d’ignorer que l’armée est restée aux commandes de l’économie et de la politique.
Un accord de cessez-le-feu historique est signé en grande pompe en octobre 2015 avec huit groupes rebelles. Sept groupes invités ont cependant refusé de signer et d’autres groupes n’ont pas été invités. L’Organisation pour l’indépendance Kachin indique : « Nous ne signons pas l’accord, car nous voulons qu’il inclue tous les autres groupes ethniques, mais le gouvernement birman a rejeté ce caractère inclusif » [2]. Un échec qui témoigne encore d’une volonté du pouvoir de diviser l’opposition multiethnique pour mieux garantir le centralisme birman.
Les élections de 2015 sont remportées haut la main par la Ligue nationale pour la démocratie. La constitution interdisant aux citoyens « liés à l’étranger » d’être élus président [3], Aung San Suu Kyi dont les enfants sont de nationalité britannique se voit créer un poste sur mesure de Conseillère spéciale de l’État et devient en 2016 cheffe d’État de facto.
Son mandat, marqué par les compromissions avec l’armée, déçoit ceux qui misaient sur une figure providentielle pour mettre fin aux atrocités de l’armée. Si les minorités ethniques en rébellion applaudissent pour la plupart sa victoire, elles se doutent que la question de leur autonomie dans un système fédéral inclusif n’est pas au programme, si ambitieux soit-il, de la Dame de Rangoun. Et pour cause, elle et les cadres de la NLD sont issus des milieux aisés bamars. Face au nettoyage ethnique des Rohingyas perpétré par la Tatmadaw dans l’État de l’Arakan depuis 2017, le gouvernement quasi-civil est resté mutique et la prix Nobel de la Paix affirme devant la Cour pénale internationale en 2019 qu’aucun génocide n’est en cours. Son objectif est moins de combattre les violations des droits de l’homme que personne n’ignore que de trouver une position stratégique entre la Chine, l’Inde et l’ASEAN et de rassurer les investisseurs américains et européens. Dans une position constitutionnelle étriquée, elle entend raffermir le pouvoir civil, sans atteindre la toute-puissance militaire.
Si certains médias indépendants critiquent ouvertement le centrisme de la NLD, elle demeure la seule force politique de taille face à l’USPD. Lors des élections du 8 novembre 2020, la population lui renouvelle sa confiance par une victoire écrasante : 80 % des voix aux trois scrutins. Humilié, le camp militaire multiplie les déclarations pour contester les résultats. Le matin du 1er février 2021, alors que membres du gouvernement et députés doivent entrer en fonction à Naipyidaw, la Tatmadaw reprend le pouvoir, plongeant à nouveau le pays dans la terreur, et provoquant un soulèvement populaire sans précédent.