Birmanie : la révolution en cours
Alors que la répression s’abat violemment sur les rebelles depuis le soulèvement contre le putsch du 1er février 2021, l’opération 1027 a infligé une défaite à l’armée et a initié il y a un an une nouvelle phase de la guerre civile. Dans l’indifférence de nos contrées focalisées sur d’autres conflits plus proches de nous, la lutte révolutionnaire des peuples de Birmanie contre la junte a réussi à marquer des avancées décisives. Retour sur la révolution en cours.
Le coup d’État du 1er février 2021
Pendant des mois, le parti pro-militaire et les généraux ont contesté les résultats des élections de novembre 2020. La Ligue nationale pour la démocratie (NLD) d’Aung San Suu Kyi, cheffe d’État depuis 2015, avait récolté 87 % des voix. Le matin de l’entrée en fonction des députés, lundi 1er février 2021, les chars entrent dans Naypyidaw, capitale administrative campée au cœur des plaines. Des cadres de la NLD, parmi lesquels Aung San Suu Kyi, et d’autres forces politiques antimilitaires sont arrêtés, ainsi que de nombreux activistes et artistes engagés. Min Aung Hlaing, commandant en chef de l’armée, déclare l’état d’urgence et l’installation au pouvoir de la junte militaire, dite « Conseil administratif d’État » (SAC).
Dans les années 2010, l’armée semblait avoir définitivement cédé une partie du pouvoir politique aux civils. Les élections étaient remportées toujours plus largement par les pro-démocrates. Pour autant, le régime dyarchique, mi-civil mi-militaire, ne semblait pas fragiliser outre mesure la puissance des militaires. La réforme constitutionnelle de 2008, qui organisait un semblant de démocratie pour la première fois depuis 1962, garantissait du même coup l’inamovibilité des militaires à la tête des ministères clés et au parlement. L’afflux des investissements étrangers, rassurés par la tenue d’élections, a fait fleurir les affaires de l’armée, toujours détentrice de la quasi-totalité des capitaux.
Pourtant, économiquement, le génocide des Rohingyas dont s’est rendu coupable l’armée et complice la NLD a fait baisser les revenus du tourisme. Les dividendes de la « démocratie », à partager avec une classe bourgeoise tournée vers l’occident et de plus en plus puissante, n’étaient donc plus aussi évidents pour les militaires. Surtout, l’armée craint qu’une nouvelle génération de jeunes qui n’hésitait pas à critiquer les trahisons de la Dame de Rangoun, tout en lui renouvelant son vote contre les militaires, rende leur maintien au pouvoir illusoire à long terme.
Quant au mouvement ouvrier, il s’intensifiait. La légalisation des unions syndicales n’a pas permis de mettre fin aux conditions de travail terribles dans les usines de Rangoun et les grèves sont souvent suivies d’émeutes. [1] Forts d’une conscience politique mûre et de ces expériences de lutte, les populations des grandes villes des plaines se soulèvent contre le putsch.
Le soulèvement général, pacifique et armé
Les concerts de casseroles, rituel censé chasser les mauvais esprits, sont les premières marques collectives de protestation contre l’armée. Chaque jour, dès le 1er février, les habitants de Rangoun ouvrent leurs fenêtres à la tombée de la nuit pour faire sonner à l’unisson leurs ustensiles de cuisine, accompagnés des klaxons des automobilistes. Timide les premières secondes, cette symphonie quotidienne, de plus en plus bruyante malgré les risques d’arrestation, matérialise une promesse, celle de combattre la junte sans répits.
À Mandalay, deuxième ville du pays, les soignants s’arrêtent de travailler et entonnent comme une évidence « Kabar Ma Kyay Bu », l’hymne du soulèvement de 1988 [2] dont le titre signifie « Nous nous battrons jusqu’à la fin du monde ». La grève se propage et se prolonge. Elle met le pays à l’arrêt. Le mouvement de désobéissance civile (CDM) est baptisé « Révolution de printemps » par les manifestants déjà nombreux dans toutes les villes. Le salut à trois doigts de la saga Hunger Games, devenu en Thaïlande un signe de ralliement contre le coup d’État militaire de 2014, est massivement adopté par la jeunesse birmane lors des premiers rassemblements. Elle revendique de s’inscrire dans le mouvement pro-démocratie qui lie Hong Kong, Taïwan et la Thaïlande, rejoignant symboliquement leur « alliance du thé au lait » [3] en espérant obtenir le soutien de la communauté internationale.
Au-delà des sanctions économiques visant des sociétés détenues par l’armée, l’Europe et l’Amérique se contentent de condamner les violations des droits de l’homme et d’appeler au rétablissement du gouvernement élu. L’ASEAN, fidèle à sa doctrine de non-ingérence dans les affaires internes de ses États membres, adopte une position de neutralité distante. La participation de la junte aux sommets de l’organisation est suspendue (la junte est de nouveau invitée à y participer en octobre 2024).
Dans tout le pays, le mouvement de désobéissance civile est massif. Spontanée et horizontale, l’organisation des manifestations et des grèves se généralise pour exiger le départ de la junte. L’armée répond d’abord par des arrestations, puis en tirant à balles réelles sur les manifestants. Les premiers morts sont commémorés par des rassemblements plus grands encore, à l’image de celui de Kyal Sin, jeune femme arborant un T-Shirt « Everything will be OK » (tout ira pour le mieux), abattue en pleine rue. Mais l’augmentation exponentielle du nombre de morts oblige progressivement les manifestants à entrer dans la clandestinité.

Étudiants, jeunes diplômés, ouvriers, cadres de la classe moyenne prennent le chemin des régions montagneuses périphériques, auprès des guérillas de l’Arakan, des Karens, des Kachins, des Chins, des Shan, près des frontières indienne, thaïlandaise et chinoise pour y trouver refuge. La population des plaines la plus engagée contre la junte, obtient la protection des minorités ethniques [4] des montagnes et de la côte Ouest, dont la lutte était, pendant des décennies, regardée par les Bamars (ou Birmans, population majoritaire qui a donné son nom au pays) avec indifférence, incompréhension, voire hostilité.
Les minorités qui vivent dans ces régions sont armées et organisées. Certaines combattent la Tatmadaw (l’armée officielle) depuis l’indépendance pour obtenir un statut autonome dans une Birmanie fédérale. Au gré des alliances de circonstance avec l’armée, les conflits se sont apaisés par périodes. À la veille du coup d’État, la commission électorale avait annulé les élections dans la région de Bago et dans les États Kachin, Karen, Mon, Shan et de l’Arakan arguant de ce que les conflits armés avaient empêché des élections libres.
Dès lors, certaines minorités de ces régions avaient déjà repris les hostilités avec la Tatmadaw avant le putsch. Dans un mouvement centrifuge, le tout jeune mouvement de désobéissance civile des grandes villes des plaines converge avec le combat historique des habitants des régions montagneuses. La « génération Z » Bamar ouvre les yeux sur le sort des minorités, y compris sur la question des Rohingyas. Bien que plus habitués à Facebook qu’aux AK-47, ils sont formés au combat par les guérilleros et forment des centaines de milices, les Forces de défense du peuple (PDF).
De leur côté, les parlementaires démocrates qui n’ont pas été arrêtés, rassemblés en Comité représentant l’assemblée de l’Union (CRPH), déclarent la constitution de 2008 abolie puis annoncent le 16 avril 2021 la création d’un gouvernement de l’ombre, le Gouvernement d’unité nationale (NUG) composé de membres de la NLD, le parti vainqueur déclaré illégal, et de représentants des groupes ethniques. [5] Le NUG revendique le pouvoir et tente d’organiser l’opposition. Les groupes armés ethniques qui abritent et forment militairement les insurgés des plaines reçoivent un soutien matériel et financier du NUG, lequel cherche à la fois le soutien et le contrôle des milices « PDF » émergentes. [6] Le combat du NUG, gouvernement en exil, des PDF et des guérillas ethniques se structure tant bien que mal contre le SAC et son armée.
Jusqu’à ce jour, aucun État ne reconnait le NUG ni ne soutient la résistance. L’ASEAN s’est contentée d’adopter un « Consensus en 5 points », incluant un appel au cessez-le-feu, que la junte ignore sans mal. Les sanctions économiques des pays occidentaux sont facilement contournées. Les tentatives de vote de résolution de l’ONU contre la junte rencontrent le véto de la Russie et de la Chine. L’absence de pressions extérieures permet à Min Aung Hlaing de mener une guerre civile meurtrière contre sa population. Si le territoire sous son contrôle est estimé jusqu’en 2023 à 50 % du territoire, l’armée dispose des moyens de bombarder les territoires aux mains de la résistance.
La Russie, sponsor numéro 1 de la Tatmadaw
La junte est pleine de ressources, consolidées par les militaires bien avant le coup d’État. Elle contrôle l’économie grâce à deux holdings tentaculaires créées dans les années 1990. Elle vote son propre budget, y compris pendant la décennie d’ouverture démocratique des années 2010. Depuis 2011 et l’accession à sa tête de Min Aung Hlaing, l’armée n’a fait que se renforcer et se moderniser. Son fournisseur privilégié, la Russie, lui avait déjà livré des dizaines d’avions de chasse MIG-29 et Yak-130, des hélicoptères, des drones et des missiles anti-aériens. L’industrie israélienne a également participé à la fourniture d’armes à la Tatmadaw en 2019, après le génocide des Rohingyas. [7] La Birmanie est enfin dotée d’une puissante industrie militaire aux mains de la junte, capable de produire des armes d’artillerie et des munitions, dont certains sont utilisés par les russes en Ukraine.
Depuis le début de la guerre révolutionnaire en cours, l’armée doit sa supériorité militaire à des partenariats commerciaux solides. Selon un rapport de l’ONU, entre le 1er février 2021 et décembre 2022, la junte a acheté pour près d’un milliard de dollars d’armes et de matériel militaire. Les fournisseurs sont des entités publiques et privées russes ($406 millions), chinoises ($267 millions) et indiennes ($51 millions) ; ainsi que des entreprises siégeant à Singapour ($251 millions) et en Thaïlande ($28 millions). [8]
Malgré des bombardements indiscriminés sur les territoires contrôlés par les révolutionnaires, l’armée ne parvient pas à obtenir de victoires décisives sur le terrain.
Même dans les zones qu’elle administre, l’armée n’a pas le soutien de la population. Les tentatives de recensement en vue d’organiser les prochaines élections, promises par le régime et boycottées par les partis d’opposition, provoquent des violences qui l’obligent à repousser le scrutin aux calendes grecques. Certains fonctionnaires refusent toujours de travailler pour le « SAC ». La main d’œuvre, notamment dans les usines d’armement, s’est réduite du fait de la fuite d’une partie de la population vers les zones contrôlées par les rebelles ou de l’autre côté de la frontière thaïlandaise. En 2023, alors que le conflit s’enlise, l’armée fait face à un nombre de désertions en constante augmentation. Signe avant-coureur de son déclin inéluctable, elle commence à recourir à des enlèvements pour enrôler de force les nouvelles recrues.
La Chine, alliée impatiente de la junte
Les États voisins semblent se lasser de l’instabilité à leur frontière et de l’incapacité de la junte à asseoir son pouvoir. C’est particulièrement le cas de la Chine. Historiquement, elle considère la Birmanie comme sa chasse gardée. Une minorité chinoise vit en Birmanie et fait l’objet de racisme. Mais c’est davantage la protection des capitaux chinois qui intéresse Pékin. La Chine devient le premier investisseur de Birmanie au début des années 2010. Elle est omniprésente dans l’économie, de l’industrie du textile et du bois à l’exploitation des mines de jade et de cuivre, et des barrages hydroélectriques.
Surtout, le régime chinois multiplie les projets d’infrastructure, qu’ils soient négociés avec les militaires ou, depuis 2015, avec Aung San Suu Kyi. À titre d’illustration, la Dame de Rangoun avait conclu à la nécessité de laisser se poursuivre l’exploitation polluante de la mine de cuivre de Letpadaung, malgré l’opposition et la mobilisation de la population. En 2018, elle signait les accords de construction sur un corridor traversant le pays dans le cadre des Nouvelles routes de la soie, projet mondial visant à relier la Chine à l’Europe. Ces projets sont à l’arrêt depuis le déclenchement de la guerre civile. Il semble que la Chine n’ait pas tout à fait rompu les liens avec les pro-démocratie à la suite du coup d’État, ce qui amène le NUG à demander aux PDF de pas mettre en péril le fonctionnement de l’oléoduc et du gazoduc qui relient la province chinoise du Yunnan à l’Arakan sur la côte ouest birmane. Pour autant, la Chine ne dénonce pas le coup d’État et ne voit pas d’un mauvais œil le retour d’une dictature militaire à sa porte.
Mais l’impuissance de la junte à s’emparer effectivement du pouvoir et l’enlisement du conflit empêchent l’achèvement de ses infrastructures birmanes et n’arrangent pas ses affaires. De surcroit, les régions aux mains de la junte ou de seigneurs de guerre alliés ont vu pulluler les centres d’arnaques en ligne, tenus par la criminalité organisée en provenance du Yunnan, qui prospère grâce à la complaisance des autorités et à la traite d’une main d’œuvre venue des régions alentours et même d’Afrique. [9] Ces centres ciblent notamment la classe moyenne chinoise et affectent l’économie chinoise. Lorsqu’une alliance de groupes armés ethniques assiège ces régions, la Chine laisse faire.
L’Opération 1027 et ses conséquences
Trois groupes armés ethniques, alliés depuis 2019 sous la bannière de l’Alliance des trois fraternités, ou Three Brotherhood Alliance (3BA), lancent le 27 octobre 2024 (1027) une opération massive d’attaques coordonnées contre la Tatmadaw. Il s’agit de l’Armée de l’alliance démocratique nationale de Birmanie (MNDAA), fondée en 1988 par des membres de l’ethnie Kokang à la frontière chinoise ; de l’Armée de libération nationale Ta’ang (TNLA), située également dans l’État Shan ; et de l’Armée de l’Arakan (AA), située sur la côte ouest et à la frontière avec le Bangladesh.
L’ « Opération 1027 » est un succès. L’Alliance des trois fraternités obtient des victoires décisives, prenant par surprise l’état-major birman. Les villes à la frontière du Yunnan chinois sont reprises parfois sans combat. Les soldats de la Tatmadaw, usés par le conflit et démotivés, se rendent et se laissent faire prisonniers. Les victoires s’accumulent et les zones reprises par les insurgés s’étendent. Les autres groupes armés ethniques ainsi que les PDF profitent de l’appel d’air pour faire reculer l’armée et s’approcher des lieux de pouvoir. La Chine invite les membres de l’Alliance des trois fraternités à discuter avec la junte dans le Yunnan en décembre 2023. Elle souhaite parvenir à un accord de cessez-le feu mais ne parvient pas à imposer de trêve durable.
Le 5 janvier 2024, Laukkai, refuge du crime organisé chinois, est reprise. Sa chute est un symbole à plus d’un titre. Au fin fond de l’État Shan, cette ville dystopique abrite d’immenses centres d’appel, où les travailleurs sont séquestrés par la mafia pour soutirer des millions d’euros aux internautes du monde entier. Située à proximité de la frontière chinoise, elle était tombée aux mains de l’armée et de ses alliés Shans locaux après une offensive éclair en 2009, faisant fuir les troupes de la MNDAA. Cette offensive, menée par Min Aung Hlain, alors commandant régional, avait fait la renommée du futur chef de la junte. La reprise de Laukkai quinze années plus tard par la MNDAA, guérilla appréciée de certains officiels chinois, confirme un renversement durable du rapport de force à l’échelle du pays.

Sur l’axe commercial qui mène de Chine à Mandalay, deuxième ville du pays, les rebelles s’emparent en août 2024 de Lashio, plus grande agglomération de l’État Shan et siège d’un commandement régional de l’armée officielle tombée deux fois plus vite qu’attendu par les rebelles. Les rebelles sont désormais à moins de 200 kilomètres de Mandalay et contrôlent un axe d’approvisionnement majeur de la junte. [10]
Alors que l’Opération 1027 souffle sa première bougie, force est de constater que l’armée est toujours debout, bien qu’en recul net. Pour pallier ses difficultés de recrutement et la baisse de ses effectifs, le régime fait passer en février une loi sur la conscription générale pour toutes et tous, de 18 à 27 pour les femmes, 35 ans pour les hommes. De peur d’être obligés à combattre pour la Tatmadaw, nombre de jeunes s’exilent ou rejoignent les rebelles, faisant chuter toujours plus l’économie birmane. Les Rohingyas, dont le peuple fut ostracisé puis massacré par l’armée, sont ciblés par les militaires pour être enrôlés de force et servir de chair à canon.
La junte semble entrainée dans une fuite en avant inarrêtable et multiplie les attaques sur les civils pour susciter dans les zones désormais soustraites à son contrôle un rejet des résistants. Les frappes aériennes et d’artillerie sur les opposants et les arrestations de masse semblent être les meilleurs moyens trouvés par l’armée pour regagner le contrôle qu’elle a perdu et qui est désormais effectif sur moins de 40 % du territoire. La reprise de certaines villes par des combattants anti-junte a également pu donner lieu à des crimes condamnables sur les civils. En proportion cependant, le bilan humain est indiscutablement dû à la férocité de l’armée. Presque quatre ans après le coup d’État, le conflit a fait près de 60 000 morts, 3 millions de déplacés, et laissé 19 millions de personnes en détresse humanitaire. Le conflit en Birmanie est classé comme le plus dangereux du monde par l’ACLED jusqu’en juillet 2024, date à laquelle il devient deuxième derrière la Palestine. [11]
Alors que la myriade de groupes se réclamant de la « Révolution de printemps » peut se féliciter de victoires inattendues, en dépit de l’absence totale de soutiens étrangers, le Conseil administratif d’État est toujours en position d’infliger des pertes humaines importantes, malgré son appel récent à négocier. [12] Mais pour la première fois de l’histoire de la Birmanie indépendante, la chute de l’armée, la fin d’un monde, semble plus proche que jamais.
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