En arrière-plan des décisions de Trump : une situation économique et financière désastreuse
Bien des médias se focalisent sur les outrances verbales du président américain, sur des décisions brutales, souvent désordonnées, dans tous les domaines, en particulier sur le plan économique et financier, annulant d’innombrables décisions antérieures.
Pourtant, derrière l’agitation médiatique, il y a une politique non dénuée de cohérence, qui tente de remédier à une situation financière et économique beaucoup plus grave qu’il n’y parait. Autre chose est le fait que cette politique soit à même d’apporter le réconfort voulu à un impérialisme profondément malade.
L’apparence de l’économie et des finances

En apparence, il n’y avait pas, à la veille de l’investiture de Donald Trump, de situation économique et financière qui soit désastreuse au point de justifier pour les États-Unis le virage brutal de la politique économique, accompagné d’une avalanche de mesures généralement brutales.
La situation était en particulier marquée par un quasi plein emploi (ave un taux de chômage officiellement estimé entre 3,8% et 4,2%) et une croissance non négligeable que l’on peut qualifier de croissance molle : celle-ci, chiffrée à 2,5 % en 2023, est légèrement inférieure à la croissance mondiale évaluée à 3,2%, mais clairement supérieure, par exemple à celle de l’Union Européenne qui fait piètre figure avec 0,7% de croissance pour l’année 2024.
Pour les États-Unis, il y eut pire dans le passé.
Pourtant cette apparence contribue à masquer deux déséquilibres devenus insoutenables.
Déficit budgétaire
Le premier déséquilibre est un déficit budgétaire qui a pris une dimension monstrueuse : ainsi, pour l’année 2024, avec un budget donné à 6 750 milliards de dollars, le déficit atteint 1833 milliards. Soit l’équivalent de 6,4% du Produit intérieur brut (PIB), en hausse de 8% sur un an : le troisième plus élevé dans l’histoire des États-Unis, après les records de 2020 et 2021 (qui étaient liés à la crise du Covid).
Et cela s’accentue durant le 4° trimestre de ce budget, qui correspond à la fin de la présidence de Joe Biden : avec un déficit de 711 milliards de dollars, c’est une hausse de 200 milliards par rapport au dernier trimestre 2023 : un véritable « incendie budgétaire » dit un commentateur.
Déficit commercial
L’autre déficit devenu lui aussi insupportable est le déficit commercial : ce déficit des échanges de biens et services pour l’année 2024 (selon les données publiées le 5 février 2025) atteint 920 milliards, en hausse de 133 milliards, soit 17 %, sur un an.
Mais la balance des seuls services étant excédentaire de 300 milliards, c’est en réalité à 1200 milliards que se creuse le déficit commercial des seuls biens : un véritable gouffre.
Ce déficit commercial des biens est particulièrement sévère avec 6 pays : 291 milliards dans les échanges avec la Chine (qui exporte à hauteur de 436 milliards vers les États-Unis mais n’en importe que pour 144milliards) ; 172 milliards de déficit avec le Mexique (qui exporte pour 506 milliards vers les États-Unis et en importe pour334 Milliards) ; et 84 milliards de déficit avec l’Allemagne (qui exporte 160 milliards de biens aux États-Unis mais n’en importe que 76 milliards).
Arrivent alors le Japon, à hauteur de 68 milliards de déficit et la Corée du Sud (66 milliards) puis le Canada (soit 63 milliards, les exportations étant de 412 milliards et les importations de 349).
Ces 6 pays contribuent donc à hauteur de 404 milliards du déficit commercial américain des seuls biens ; mais pour les 516 autres milliards de ce déficit, ce sont des dizaines de pays qui sont impliqués : le déficit commercial américain n’est donc pas un problème « mexicain » ou « allemand » mais un problème américain.
Comment en est-on arrivé là ?
L’ouverture du marché mondial, la libéralisation des échanges, engagées dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, se sont accélérées avec la dislocation de l’URSS, la réintroduction du capitalisme en Russie, à l’Est de l’Europe, en Chine.
Les premiers bénéficiaires en ont été les trusts et monopoles américains, japonais et européens : pour préserver leurs profits, les améliorer, ces entreprises ont délocalisé massivement, investi au Mexique, en Chine, et dans un grand nombre de pays fournissant une main d’œuvre abondante et peu coûteuse, avec un droit du travail quasi inexistant et des polices omni présentes : de quoi améliorer les profits !
Aux États-Unis, en France et ailleurs en Europe, ces délocalisations ont provoqué la désindustrialisation de régions entières, parfois de la plus grande part du pays, comme en Grande Bretagne.
Mais dans certains cas, cette activité de sous-traitant a été prise en charge par des entreprises locales, lesquelles ont ensuite investi pour leur propre compte, puis monté en gamme, avant de devenir des concurrents sévères pour les oligopoles issus des vieux impérialismes : c’est le cas de la Chine, dont les entreprises automobiles menacent désormais – dans la motorisation électrique – de tailler des croupières aux groupes européens et américains. La téléphonie mobile, les ordinateurs portables, le textile, etc… sont devenus l’objet de gigantesques affrontements, creusant année après année le déficit commercial américain. Depuis 60 ans, il n’a cessé de s’amplifier : encore légèrement excédentaire au début des années 60, il dépasse les 5% du PIB au début des années 2000, et oscille depuis entre 5 et 7%.
Deux orientations économiques
Comment faire face ? Aux États-Unis, le débat sur la nécessité d’un retour (plus ou moins prononcé) au protectionnisme a divisé la bourgeoisie américaine, dont une partie s’est retrouvée derrière les choix du Parti démocrate : pour ce dernier, le retour au protectionnisme ne règle rien (même s’il l’approuve de manière ciblée), pousse à l’inflation et pénalise les entreprises américaines qui ont investi à l’étranger (ou ont recours massivement aux composants importés).
Et l’imbrication profonde des productions rend infernale toute tentative de dénouer les chaînes de valeur : Boeing importe d’Europe une grande part de ses composants, et Airbus équipe massivement (à la demande de ses clients) ses avions de LEAP, moteurs conçus par le consortium CFM International détenu à 50/50 par le français Safran et l’américain General Electric.
La position du Parti démocrate, mise en œuvre par Biden, peut alors se résumer ainsi : faire face au déficit commercial en investissant massivement dans des secteurs décisifs pour l’avenir, de manière à conserver une avance nette dans des secteurs-clefs. Cela passe par des plans d’investissement de grande ampleur financés par l’état, en particulier dans les infrastructures, les semi-conducteurs et la transition énergétique. Dans les infrastructures (routes, ponts souvent en piteux état, mais aussi Internet à haut débit), c’est un plan de 1 200 milliards de dollars sur 10 ans qui a été voté (Infrastructure Investment and Jobs Act, promulgué en novembre 2021). Un plan particulier concerne le soutien à l’industrie des semi-conducteurs (CHIPS and Science Act, promulgué le 9 août 2022) se traduisant par exemple par la relocalisation d’une partie de la production de semi-conducteurs du taïwanais TSMC dans l’Arizona.
Cette politique n’exclut pas des mesures protectionnistes visant notamment la Chine, mais de manière limitée.
C’est, de fait, le retour d’une politique industrielle.
Avec deux inconvénients : n’avoir d’effet qu’à moyen et long terme, et creuser d’autant la dette américaine.
Et l’ennui, c’est qu’à l’échelle mondiale, tout le monde fait pareil pour peu que cela lui soit possible.
Ainsi l’endettement américain s’inscrit dans un processus mondial : en 2024, pour la première fois, la dette mondiale dépasse les 100 000 milliards de dollars, l’équivalent de 93% du PIB mondial.
La Chine n’est pas en reste. Après avoir accumulé d’importants excédents liés à une croissance rapide, elle se trouve en difficulté avec une croissance toujours positive mais décroissante, une population vieillissante, et la nécessité de relancer son économie : son taux de croissance passe de 14,2% en 2008 à 4,1% en 2024. Sur la même période, son taux d’endettement bondit de 27,7% du PIB à 93%, soit le niveau moyen mondial.
Les premières décisions de Trump
Au-delà des déclarations tonitruantes, Trump reprend à son compte certains éléments constitutifs de la politique de Biden : ainsi, le mardi 21 janvier, il annonce un plan colossal de 500 milliards de dollars destiné au développement de l’intelligence artificielle, qui impose la construction de gigantesques data centers capables de décupler les puissances de calcul dont l’IA a besoin.
Mais il s’agit d’investissements privés financés par de grandes entreprises, et un fonds d’investissement lié aux Émirats Arabes Unis, l’ensemble étant piloté par Open AI et le japonais SoftBank. Tout cela sans garantie que les financements suivent et que les profits soient au rendez-vous.
Ce qui suscite les sarcasmes d’Elon Musk.
Pour le reste, les « solutions » aux difficultés américaines mises en avant par Trump prennent le contrepied de la politique des Démocrates.
Offensive « intérieure »
Sur le plan de la politique intérieure, l’offensive pour réduire le déficit budgétaire est immédiate. Elon Musk, doté de pouvoirs exorbitants, est chargé de tailler à la hache dans les dépenses et de licencier une masse de fonctionnaires et de salariés des agences de l’État.
Première victime : l’USAID, l’agence fédérale pour le développement international (aide humanitaire et développement économique) créée en 1961 par Kennedy pour développer le soft pouvoir des États-Unis.
À la clef : 44 milliards d’économie et le licenciement de tous les employés.
L’offensive touche tous les ministères et agences fédérales.
En deux mois, plus de 62 000 suppressions de postes sont décidées au sein de 17 agences gouvernementales.
Un millier d’employés du service des Parcs nationaux américains en période d’essai, pour une durée d’un an, ont été « remerciés », ainsi que. 3.400 employés du service des Forêts américaines.
Le service fédéral des impôts a mis fin à 7000 contrats de fonctionnaires en période d’essai.
Le 11 mars, le ministère de l’Éducation annonce qu’il allait licencier près de la moitié de son personnel - soit environ 1300 personnes.
Créé en 1979 sous la présidence de Jimmy Carter, le ministère de l’Éducation ne peut pas être complètement démantelé sans l’adoption d’une loi nécessitant 60 votes au Sénat, où les Républicains disposent actuellement de 53 sièges.
Cela suscite protestations et manifestations, et quelques juges freinent le processus ; mais ces premières réactions sont relativement limitées.
La guerre commerciale est engagée
Cette guerre commerciale se traduit par l’envolée des droits de douanes. Elle est conduite sur deux axes :
Le premier axe cible des pays particuliers, principalement le Mexique, le Canada et la Chine.
Un tel choix résulte du fait que c’est avec ces trois pays que les échanges sont le plus déséquilibrés. Trump décide donc alors de taxer à 25% le Mexique et le Canada, tandis que la Chine était taxée à 10% Pékin ripostait avec des droits de 10 à 15% sur les produits agricoles et la tech.
Et des tractations sont organisées en coulisse (avec le Mexique) se traduisant par des reports successifs : au 6 mars, puis au 2 avril.
Quant à la Chine, elle annonce à son tour des hausses de droits de douanes (10 à 15%) sur un certain nombre de produits. Ce à quoi il faut ajouter des contrôles renforcés sur les exportations chinoises de métaux stratégiques (tungstène, molybdène) dont les États-Unis ont besoin.
Le second axe de l’offensive trumpiste vise certains produits, et peu importe leur pays d’origine. Des secteurs entiers sont frappés : 25% de taxes sont annoncés pour la pharmacie, l’automobile et les semi-conducteurs. L’offensive la plus spectaculaire concerne l’acier et l’aluminium.
En pratique, ces deux axes s’entre mêlent :
Ainsi le Canada est en première ligne parce que ses excédents sont très forts dans l’acier et l’aluminium.
26% de l’acier consommé aux États-Unis est importé, le Canada fournissant 23% de ces importations (pour 7,7 milliards de $) tandis que les capacités américaines sont sous utilisées (80% en 2022 et 70% en fin 2024).
C’est encore pire pour l’aluminium : les États-Unis importent 44% de leur consommation d’aluminium : (dont 41% viennent du seul Canada, pour11,5 M de $).
Mais il y a grande difficulté à mettre en œuvre ces décisions, car toute cette industrie est très intégrée. Alcoa, premier aux États-Unis, a des usines au Canada car l’électricité y est moins chère… puis réexporte aux États-Unis :
Ramener la production aux États-Unis suppose de l’électricité que les États-Unis ne peuvent fournir. Au cours de cet affrontement, la province canadienne de l’Ontario taxe en représailles l’exportation d’électricité vers les États-Unis à 25%.
Trump double alors la mise sur l’acier et l’aluminium, à 50% ; l’Ontario recule alors, puis Trump.
L’Union Européenne est désormais visée à cause de sa première riposte aux taxes de Trump, les produits français sont particulièrement menacés (dont les vins et spiritueux).
Réactions
Face à l’offensive de Trump, certaines entreprises annoncent une relocalisation. Mais des patrons critiquent, comme celui de Boeing. D’autres se félicitent, tels les aciéristes.
Mais c’est sans fin ; comme le montre l’exemple du transport maritime : Trump annonce la « reprise » du canal de Panama. En fait il impose à un consortium d’investisseurs américains de racheter à un chinois de Hong Kong deux ports à l’entrée du canal. Mais pour quels bateaux ? Cela fait des décennies que les États-Unis ne construisent plus de bateaux (au profit de la Corée, et de la Chine) ; beaucoup de bateaux américains battent pavillon étranger, et Trump est démuni face aux quatre plus grands compagnies mondiales, dont il suffit de rappeler la « nationalité » : COSCO (qui est chinoise !) Maersk (compagnie du Danemark, pays « en froid » groenlandais avec Trump…), l’italo-suisse MSC (la marine suisse paraissant ainsi plus forte que l’américaine), et la marseillaise CMA-CGM, n° 3 mondial qui pèse 650 navires, et 5,7 milliards de $ de résultat net en 2024.
Résultat : le 6 mars dernier, Rodolphe Saadé, propriétaire de CMA-CGM, se retrouve dans le bureau ovale où il « annonce » 20 milliards d’investissements aux États-Unis. Trump en est tout fier. Mais dès 2016 CMA-CGM avait racheté une compagne américaine, elle y a 15000 salariés, et les États-Unis ne sont que l’un des terrains où cette société investit.
Les Bourses inquiètes
Les financiers sont de plus en plus inquiets des mesures décidées part Trump.
Et les Bourses plongent, notamment à Wall Street les 6 et 10 mars, et encore le 28 mars.
Cette chute « risque » d’être déterminante pour Trump et l’avenir de sa politique, d’autant que « les Sept Magnifiques » à Wall Street - Apple, Nvidia, Microsoft, Meta, Amazon, Google, Tesla - ont vu leur cours s’effondrer. Tesla le paie cher, plongeant de 15 %. Le Nasdaq 100, qui regroupe les principales valeurs technologiques, a clôturé alors en baisse de 3,8 %. D’où un report immédiat par Trump de ses hausses de taxes, au 2 avril.
Par ailleurs, Trump n’est pas seul à agir ainsi : début mars, la Chine a taxé de 100% certains colza canadiens, en riposte à des taxes canadiennes sur les autos électriques, l’acier et l’aluminium !
La dette américaine et les solutions « magiques »
Dans sa recherche de « bons plans » pour ses intérêts personnels comme pour l’objectif MAGA (« make américa great again), Trump s’est entiché des crypto devises, rêvant de faire des États-Unis « la capitale mondiale de la cryptographie ».
Il est devenu fasciné par ces monnaies fictives dont la création ne repose sur rien, ni appuyée sur une réserve matérielle, ni sur du travail. Le 6 mars, il signe un décret pour constituer des réserves en crypto dans un Fort Knox virtuel, sur le modèle de la base où sont entreposées les réserves d’or des États-Unis. Et Donald fils explique que, avec ces crypto devises, c’est l’avenir de l’hégémonie américaine sur le plan économique qui se joue. Problème : pour réaliser cette opération, il faut un vote du congrès.
Son objectif : contourner la FED pour contrôler les taux d’intérêt et les émissions de monnaie.
Accessoirement : réaliser une belle opération spéculative avec une émission de crypto à son effigie.
Pendant ce temps, les banques centrales- plus soucieuses du réel- achètent de l’or : pour la troisième année, ces achats dépassent 1000 tonnes d’or….
In fine, ce qu’expriment ces divers développements, c’est le caractère profondément décomposé du système capitaliste, dont les États-Unis constituent une pièce maîtresse.
Le 31-3-2025