La mobilisation des travailleurs des plateformes et le rapport Frouin
Avec les différents confinements, le recours aux livraisons à domicile a augmenté. Les travailleurs concernés ont été soumis à des pressions multiples mettant souvent en danger leur sécurité : non-respect du code de la route, horaires démesurés (jusqu’à 70 h par semaine).
Des mobilisations ont éclaté pour faire reconnaitre les droits de ces travailleurs, auto entrepreneurs, qui réclament une rémunération décente et de mettre fin au diktat des plateformes. Suite à des recours, plusieurs travailleurs ont vu leur contrat requalifié en contrat de travail, par la justice qui a reconnu le lien de subordination.
Face à ces mobilisations le gouvernement d E. Philippe a missionné J.Y. Frouin pour étudier les pistes de « sécurisation » des salariés. Le rapport, intitulé « Réguler les plateformes numériques de travail », a été remis le 2 décembre. La CGT en dénonce à bon droit les conclusions, et explique à juste titre que la possibilité du recours au salariat par les plateformes, seul statut réellement protecteur pour les travailleurs, a été écartée dès le départ par le rapport sur instruction du gouvernement, mais maintient sa volonté de participer aux concertations à venir.
Que dit le rapport Frouin ?

S’il a au moins un mérite, c’est celui d’éviter la langue de bois, ce qui est rare pour un rapport effectué à la demande du gouvernement. Il exprime très clairement que le statut de salarié par les plateformes serait le meilleur pour ces travailleurs, mais qu’on ne peut l’envisager parce que le gouvernement ne veut pas !! Donc il faut rechercher d’autres pistes et c’est ce qu’il fait.
Voyons ces pistes :
1 - Obligation pour le travailleur de s’affilier à un tiers pour sécuriser son statut :
Ce tiers est soit une société de portage salarial, soit une CAE (coopérative d’activité et d’emploi) à partir du mi-temps et après 6 mois pour les livreurs à vélo et 12 mois pour les VTC, les autres restant au statu quo.
Notons que ce statut n’est pas proposé à la totalisé des travailleurs des plateformes.
Le portage salarial n’est pas une nouveauté. Initialement il permettait essentiellement aux cadres en freelance, souvent des seniors en fin de carrière, de s’assurer un statut salarié et des cotisations retraite, et le chômage entre deux contrats. Frouin préconise d’en modifier la réglementation afin de l’ouvrir aux travailleurs des plateformes.
Excepté le statut juridique ces entreprises par le biais d’un contrat tri partite entre le salarié porté, la société de portage et le client, assurent au travailleur un statut de salarié, lui fournissent un bulletin de salaire, cotisent aux organismes sociaux, (ce qui entre autres permet de toucher les allocations chômage), et facturent le client, si nécessaire.
Elles se rémunèrent par un pourcentage prélevé sur les gains du salarié porté. Le salarié touche un peu plus de 60% de ses gains en salaire net.
Mais il n’y a pas de lien direct de subordination entre l’entreprise de portage et le salarié porté. En cas de litige avec le client, parfois la société de portage fournit une assurance, mais pas toujours. Et surtout, il n’y a pas de véritable contrat de travail, aucun volume horaire garanti, aucune durée de travail. Le salaire est déterminé en fonction du volume des contrats apportés.
Et surtout, les plateformes sont complètement exonérées de leurs obligations, alors même que plusieurs tribunaux ont reconnu le réel lien de subordination des travailleurs « indépendants » à ces mêmes plateformes
2 - Possibilité d’une représentation des travailleurs au sein des plateformes pour la mise en place du dialogue social
Élection à l’intérieur des plateformes, et déplacement de la charge de la preuve en cas de rupture des relations contractuelles d’un délégué (i.e. protection minimum des délégués, car pas de recours possible à l’inspection du travail, puisque le travailleur est salarié de la société de portage et non de la plateforme).
3 - Création d’une autorité de régulation qui permette l’encadrement des temps de conduite (60 h maximum par semaine !) et une rémunération minimale des courses : 7 € par course pour les VTC et 15 à 18 € de l’heure.
4 - Un statut commun des salariés reposant sur la généralisation des comptes personnels rechargeables, du droit effectif au repos, du droit à la reconversion professionnelle.
Certains livreurs mettent en avant un autre modèle : l’autogestion des livreurs au sein de Coopératives, regroupées dans le réseau CoopCycle, qui met à disposition un logiciel (« Algorithme » disponible en open source) du même nom pour gérer les livraisons.
La CGT présente cette alternative comme une preuve que le statut de salarié est crédible et oppose cet argument à ceux des plateformes qui invoquent la concurrence pour refuser de salarier les livreurs. Or, il est clair pour tout le monde que c’est le gouvernement qui écarte DES LE DEPART l’obligation faite aux plateformes de salarier les livreurs.
Comme pour n’importe quelle profession, sans règlementation collective qui s’impose à tous, l’avantage concurrentiel va forcément au moins disant, donc à l’entreprise qui exploite le plus ses salariés. Prétendre, comme le fait la CGT qu’une SCOP qui accorde à ses salariés les droits minimums de tous les autres salariés est un modèle rentable est à la fois faux, car tôt ou tard les SCOPS seront mises en concurrence avec les livreurs uberisés et devront restreindre d’elles-mêmes leurs revenus, et pernicieux car elle pousse les livreurs à choisir cette solution plutôt que de combattre pour que le gouvernement prenne ses responsabilités et impose le salariat aux plateformes.
En plein milieu de la libre concurrence, l’autogestion limitée à une, ou plusieurs, même un réseau de SCOP est vouée soit à l’échec, soit à la récupération, comme toutes les autres coopératives (FNAC, mutuelles, banques « mutualistes » …).
La responsabilité des confédérations syndicales est de combattre pour imposer par la loi le statut de salariés des plateformes pour les livreurs.
Généralisation à l’ensemble du salariat
Par ailleurs, last but not least, la dernière partie du rapport porte sur la généralisation de ces dispositions à l’ensemble du salariat. Même s’il ne tire pas des conclusions définitives, il ouvre la voie à la destruction des dispositions protectrices de l’ensemble des salariés, au profit d’une protection minimale pour tous, largement en retrait du code du travail actuel.
C’est ce qu’il appelle un « Statut commun pour toutes les formes de travail ».
Constatant que les travailleurs dits indépendants, auto-entrepreneurs en général, concurrencent le travail salarié, il préconise de sécuriser toutes les formes de travail
« Toute personne qui travaille, c’est-à-dire qui est obligée en vue d’une œuvre commune, pour laquelle elle doit réagir à des objectifs chiffrés, doit bénéficier d’un socle minimum de garanties dans un statut commun des travailleurs. Face aux accidents de parcours, il s’agit d’attacher des droits à la personne par des dispositifs comme le compte personnel de formation et les droits rechargeables. Face à la mobilisation mentale constante, il s’agit de reconnaître un droit commun au repos dans toutes les formes de travail, dont il existe des prémices en dehors du travail salarié, avec le répit dans le travail bénévole d’aidant familial ou l’aide au répit en cas d’épuisement professionnel pour les agriculteurs. ».
Plus généralement il définit quatre « cercles concentriques » de protection et de droits :
- Les droits sociaux universaux, qui devraient s’appliquer à tous, travailleurs ou non (santé, revenu universel par exemple) ;
- Les droits fondés sur le travail non professionnel (formation, bénévolat, charge de la personne d’autrui) ;
- Les droits communs de l’activité professionnelle ;
- Les droits propres au travail salarié (emploi), liés à la notion de subordination.
Le statut commun du travail concerne les cercles 2,3 et 4
Après avoir constaté à juste titre que la généralisation des outils numériques et surtout leur utilisation à mauvais escient met en péril la santé mentale des travailleurs, salariés ou non, il en déduit qu’il faut donc garantir des droits à tous.

« Qu’ils soient juridiquement salariés subordonnés ou indépendants, qu’ils soient autonomes dans leur organisation ou intégrés à un service organisé, tous les travailleurs sont dans un rapport d’obligation, c’est la raison pour laquelle l’obligation est le seul élément capable de fonder un statut commun ».
1 - Garantir le droit au repos pour tous les travailleurs
Proposition d’une caisse de congés payés assortie d’une cotisation obligatoire payée soit par les plateformes, soit par les travailleurs eux-mêmes, et qui garantirait 7 à 10 jours de repos annuels obligatoires (sic).
2 - Garantir le droit à la reconversion professionnelle, avec pour modèle le CPF (compte personnel de formation).
Bien qu’il ne s’agisse que d’esquisses, ce chapitre introduit une refonte totale de la protection sociale et des droits des salariés, prétendument induites par une nécessaire adaptations aux « nouvelles formes de travail », Internet , informatique… mais qui en réalité visent à un retour en arrière considérable de la réglementation du travail : fin des droits collectifs et retour à une sorte de moderne « livret de travail » , en tous cas de droits attachés non au statut, poste… mais à l’individu. Pour aboutir à une régression générale sur la base de ce nouveau statut (exemple : 7 à 10 jours congés payés au lieu de 30 minimum pour les salariés).
Définir clairement les revendications
C’est aujourd’hui, l’urgence :
– la reconnaissance par l’État et l’employeur que l’utilisation par les plateformes de travailleurs auto-entrepreneur est du salariat et qu’en conséquence, le travailleur doit bénéficier d’un contrat de travail comme salarié des plateformes ;
– la requalification des travailleurs utilisés par les plateformes en salariés des plateformes : CDI avec un volume horaire minimum garanti sur la base par exemple de la moyenne des heures effectuées pendant une période choisie ;
– l’embauche comme salariés des plateformes de tout nouveau travailleur.
Le rapport donne clairement les objectifs : aucune discussion, négociation n’est acceptable sur ces bases. La seule revendication, c’est la requalification.
Ne pas mener ce combat c’est cautionner un processus qui, selon les termes mêmes du rapport conduit à détruire les droits des travailleurs salariés.
Il est de la responsabilité des syndicats de combattre au contraire plus généralement pour la suppression du statut d’auto entrepreneur.
La CGT déclare qu’elle portera la lutte pour le salariat et fera des propositions dans ce sens lors de la concertation (Communiqué de presse du 2 décembre 2020).
Or, le rapport Frouin « sera un des éléments qui permettra de nourrir la concertation dans le cadre de l’agenda social », précise Matignon dans un communiqué diffusé le 2 décembre, qui précise que « Jean-Yves Frouin le présentera à l’ouverture de cette concertation », d’ici fin décembre. Et ce rapport que J.Y. Frouin présentera à l’ouverture de cette concertation, « sera un des éléments qui permettra de nourrir la concertation dans le cadre de l’agenda social », précise Matignon.
Une première réunion s’est tenue le 18 décembre avec les partenaires sociaux. Le 7 janvier 2021, Élisabeth Borne, ministre du Travail, chargeait Bruno Mettling du cabinet de conseil Topics (ancien DRH d’Orange) d’ébaucher de premiers projets de texte visant à organiser la relation entre les plateformes numériques et leurs travailleurs. La mission doit aboutir à « des propositions concrètes d’écriture législative », avec « deux sujets en priorité : le dialogue social et la protection sociale, en veillant à être à l’écoute de toutes les parties prenantes concernées ». Et les propositions sur la protection sociale seraient intégrées au prochain PLFSS (projet de loi de finances de la sécurité sociale). Selon Le Figaro, « Le Gouvernement ayant possibilité de légiférer par ordonnances jusqu’au 30 avril 2021, le ministère du Travail attend les conclusions de la mission avant cette date ».
Une fois de plus, le gouvernement entend obtenir la caution des directions syndicales en les associant à des « concertations ». Mais, le cadre même du rapport Frouin interdit le recours au salariat. La responsabilité des confédérations syndicales est donc de boycotter ces réunions et de les dénoncer pour ce qu’elles sont : un moyen de désarçonner les mobilisations qui se mènent actuellement pour exiger la requalification des travailleurs utilisés par les plateformes en salariés des plateformes et de les conduire à l’impasse.
10 janvier 2021