Violences physiques et discriminations
« Un violeur sur ton chemin »
Dialogue entre art, théorie et politique
Le collectif chilien LasTesis avait décidé de faire la première représentation de sa performance « Un violeur sur ton chemin » en octobre 2019. Mais, avec le surgissement du mouvement social au Chili déclenché par la hausse des prix des tickets de métro au début de ce même mois, le collectif préféra reporter cette représentation. Très vite, lors du mouvement social, l’État se met à réprimer fortement les manifestants et la population, et la violence sexuelle est maintes fois pratiquée : « Beaucoup de femmes arrêtées dans les manifestations ont montré comment les carabiniers [unité de police chilienne] et l’État utilisent la violence sexuelle pour répandre la peur et que les femmes ne s’expriment pas et n’exercent pas leur droit à manifester. » [1]

C’est dans ce cadre que, le 20 novembre 2019, le collectif LasTesis représente pour la première fois à Valparaiso sa performance « Un violeur sur ton chemin », et la renouvelle peu après devant un poste de police et ses policiers. Puis, c’est à Santiago que le collectif donne rendez-vous pour réaliser à nouveau cette performance, le 25 novembre : sur la Plaza de Armas, plusieurs centaines de femmes se retrouvent. La performance devient alors un hymne féministe mondialement connu, repris par des foules immenses en Amérique du Sud (le 29 novembre notamment) mais également reproduit, lors de rassemblements certes moins massifs, dans de nombreuses villes sur d’autres continents.
Les créatrices de cette performance, des paroles de l’hymne, du chant et de la gestuelle scénique sont quatre femmes qui travaillent dans l’art du spectacle et le design (Sibila Sotomayor, Daffne Valdés, Paula Cometa Stange et Lea Cáceres). Elles ont fondé un an et demi plus tôt un collectif LasTesis (LesThèses), et le premier objectif qu’elles s’étaient fixé était « d’amener les théories féministes à un format scénique d’une manière simple, limpide et accrocheuse » afin que leur message soit diffusé plus amplement (Daffne Valdés) [2].
Lea Cáceres insiste sur cette nécessité du lien entre théorique et pratique : « LasTesis est pour moi un apprentissage constant de la déconstruction ; je cherche à être pratique et pas seulement à aborder les théories féministes par la lecture et l’académie en les transformant en dogme, mais en les mettant en œuvre dans une action que j’ai apprise ». [3]
Les quatre femmes se sont tout d’abord intéressées aux thèses de l’italo-américaine Silvia Federici et ont réalisé un premier spectacle en salle. Puis, elles ont étudié les thèses de Rita Laura Segado, une chercheuse, anthropologue et militante argentine qui a enseigné plus de 25 ans au Brésil, et ont réalisé la performance « Un violeur sur ton chemin » qui s’inspire des thèses de cette dernière, notamment sur la démystification du viol.
Le titre de cette performance est une reprise, détournée, de l’hymne des policiers chiliens « Un ami sur ton chemin ». La première partie du poème met en exergue le système d’oppression du patriarcat, la deuxième partie du poème est une reprise, ironique, d’une des strophes de l’hymne des policiers chiliens : « Dors tranquille, petite fille innocente, sans te préoccuper des bandits, car pour ton sommeil doux et souriant veille ton aimant carabinier ». Le collectif commente cette reprise : « Il est déplacé de dire que la police veille sur le sommeil des femmes, c’est pour ça que nous les citons, pour mettre en évidence la contradiction, ironiquement. »1

L’anthropologue Rita Laura Sagado a découvert la performance de LasTesis dont les paroles ont été inspirées par ses travaux, par des amies. « En Amérique latine il y avait déjà l’usage de textes, d’auteurs, de théorie dans les rues, dans les marches. (...) la chanson ’Un violeur sur votre chemin’ n’est pas une nouveauté du point de vue de la recherche de l’activisme dans la pensée analytique, mais ce qui est une nouveauté, c’est l’extraordinaire circulation planétaire de paroles qui condensent dans une forme poétique cette pensée. ». [4]
Le succès de cette performance peut s’expliquer par le contexte social dans lequel elle a été représentée, mais aussi par la force de ses paroles. Rita Laura Segado pense que cette performance a eu du succès « Parce que c’est une chanson très bien construite. Il existe de nombreux slogans féminins et chansons féministes, mais celle-ci a quelque chose de spécial. Elle mérite une analyse approfondie. J’ai commencé à étudier ce qui y est codifié, même de façon presque subliminale. J’ai vu ce qui se cache derrière le discours, comment l’on comprend que le viol est une action avant tout politique. J’ai étudié la façon dont ces paroles ont attiré les gens et de nombreux publics, et je pense que la chose la plus importante est le pouvoir qu’elle a eu. C’est parce qu’il y a un discours en surface et, en plus, des contenus entre les lignes qui sont, derrière, les plus apparents. » [5]
Parce que les paroles de l’hymne s’inspirent de ses thèses, Rita Laura Segado se propose de donner des pistes d’analyse de ces paroles :
– « Le patriarcat est un juge. » « Cela a à voir avec le fait que nous sommes sans cesse jugées ; que l’œil du public nous juge constamment. Lorsque nous mettons un pied dans l’espace public, il y a un œil moral et jugeur qui nous tombe dessus. Cet œil moral nous évalue, nous punit quotidiennement et régulièrement, à tel point que nous ne le voyons plus. ».
C’est là « la violence que tu n’vois pas » : la « violence de l’atmosphère oppressante qui fait que, quand tous les jours je sors, je m’interroge, sur la couleur de ce que je porte, si ma jupe est longue ou courte, si sa couleur n’est pas trop stridente pour ne pas attirer l’attention » ; « C’est violent, car il faut faire attention afin que l’on ne nous fasse pas traverser des moments difficiles, surtout quand nous sommes jeunes. ».
Puis, « Il y a une évolution. C’est hyper synthétique. Le message y est codé » : « la violence que tu n’vois pas » est transformée en « la violence que tu vois déjà ». « Ce point, “ la violence que tu vois déjà” est historique, car nous observons déjà cet ordre inégal. » (...) « Cela empire, car vient alors le crime : le viol, le féminicide » : « C’est le féminicide, L’impunité pour mon assassin, C’est la disparition, c’est le viol. »
« Et là, la femme conteste le juge moral : ’Et la faute n’était pas de moi, ni où j’me trouvais, ni comme j’m’habillais’ La faute ne vient pas d’elle, comme ils nous l’ont toujours fait croire. Ce n’est pas de notre faute, par où nous avons marché, si c’était la nuit, si c’était un endroit solitaire. Cette chanson est une interpellation. ».

Les idées « sont codées de manière absolument efficace et efficiente. La femme victime du patriarcat renvoie de ses mains l’accusation d’être coupable en disant : les immoraux c’est vous, l’immoral c’est toi ; “le violeur c’était toi” [dans la chorégraphie, en pointant le doigt devant elles, elles émettent une accusation, et renversent l’accusation qui leur est traditionnellement faite]. Vous, juge, vous êtes immoral. L’État, les juges, les présidents. L’immoralité vous appartient. Ce discours sur l’État n’est pas mineur, parce que l’État, c’est nous tous, mais c’est un ordre établi depuis des années par les hommes. Chaque fois que je dis un vers du poème de LasTesis, je confirme qu’il est parfait, choquant et d’une écriture extraordinaire. ».5
Les pistes d’analyse proposées par Rita Laura Segado sur l’État sont en partie faites sur un plan moral. Bien entendu les paroles de l’hymne peuvent être lues d’autres façons et sur d’autres plans : politique, économique... Et c’est là aussi l’une de ses forces.
Le refrain condense en lui-même plusieurs idées fortes : « L’État oppresseur est un macho violeur ». La violence d’État y est clairement dénoncée, avec sa responsabilité dans le viol des femmes ; mais on peut également y lire une cause du viol, directe ou indirecte (comme lorsque les paroles expliquent que la faute c’est « les flics, les juges, l’État, le président ») : à la mi-décembre 2019 plus de 190 plaintes contre la police chilienne avaient été déposées, pour violence sexuelle dont six viols (s’ajoutant aux plus de vingt morts et milliers de blessés).
Sur les réseaux sociaux, cet hymne a encouragé de nombreuses femmes à dénoncer les agressions qu’elles ont subies (en reprenant un des passages de l’hymne et en précisant entre parenthèses les conditions du viol « Et la faute n’était pas de moi (...), ni où j’me trouvais (...), ni comme j’m’habillais (...), le violeur c’était toi (...) »). Une dénonciation souvent très difficile à effectuer dans le cadre du système politico-judiciaire chilien : « Nous espérons que cette expression dans la rue [la performance] contribuera à mettre ces questions sur la table. Le système judiciaire ne fait rien, continue de violer symboliquement, et il n’y a pas d’autre solution que d’utiliser la Funa (répudiation publique) », explique Sibila Sotomayor. Ce problème concernant la déposition de telles plaintes se rencontre dans de nombreux pays, dont la France, et plusieurs fois les réseaux sociaux sont saisis, par vagues associées à des hashtags, pour dénoncer de tels faits (#metoo, #balancetonporc, #jesuisunevictime...).
La performance « Un violeur sur ton chemin » a eu de nombreux impacts : transmission d’un message politique contre un État oppresseur dans la rue et via les réseaux sociaux, appropriation de ce message avec une reprise massive et coordonnée dans la rue, sur des places, libération de la parole... mais également du côté de la classe dominante, nombre de médias bourgeois ont été contraints de mentionner voire de transmettre ce message ; et du côté de la police il semble avoir eu quelques impacts. Certains témoignages, comme ci-dessous, donnent un aperçu de l’impact de cette performance peu palpable via les réseaux :
« Nous voyons toujours sur les réseaux sociaux comment la police réagit avec des actes de violence, mais ici j’ai été témoin de comment la performance de LasTesis a fait rentrer les carabiniers dans leur poste de police, défaits par la chanson délivrée par ces artistes de Valparaiso »5.