Violences physiques et discriminations
Viol et Violence d’État
La performance « Un violeur sur ton chemin » a fait le tour du monde. À la différence de certains courants féministes, cet hymne aborde la question des violences contre les femmes sous l’angle de la violence d’État : la police, les juges, l’État sont mis en accusation ; « L’État oppresseur est un macho violeur ».
De la théorie à l’art
Produite la première fois le 20 novembre 2019 à Valparaiso, cette performance a été créée par le collectif chilien, LasTesis, formé par quatre femmes :
« Nous nous sommes fixés comme prémisse du groupe d’essayer d’amener les théories féministes à un format scénique d’une manière simple, limpide et accrocheuse afin que le message de différentes théoriciennes féministes atteigne plus de personnes qui n’avaient peut-être pas eu l’occasion de les lire ou de les analyser », explique l’une d’entre elles, Daffne Valdes. Ainsi, la performance est le « résultat de l’enquête que nous menions sur le viol et son impunité, ainsi que la démystification du viol basée sur des textes de Rita Segato ». [1]

Rita Laura Segato est une chercheuse, anthropologue et militante argentine qui a enseigné plus de 25 ans au Brésil à l’université de Brasilia. Elle a mené dans les années 90 une étude auprès d’hommes emprisonnés reconnus coupables de viol, et les résultats de son étude ont montré que le viol « ce n’est pas un désir sexuel, c’est un désir de domination, de pouvoir » [2]. Ainsi, les recherches de Rita Segato ont contribué à démystifier l’image de l’homme qui viole car il serait malade, déviant ou car il ne saurait retenir ses pulsions, des mythes transmis par de nombreuses idéologies et formes de pouvoir. Pour Rita Segato, ce désir de domination des violeurs est lié à la société patriarcale, et « L’État a un ADN patriarcal » [3].
C’est cette thèse que le groupe LasTesis a mis en paroles, de façon poétique, et en scène dans sa performance « Un violeur sur ton chemin ». Et le fait que cette performance ait eu un si large écho montre à quel point les véritables raisons de la violence contre les femmes, intrinsèques à un « État oppresseur », sont aujourd’hui largement comprises.
Cette thèse n’est pas nouvelle, mais ce qui est nouveau est la forme qu’elle a prise (une performance représentée dans les rues), la façon dont elle s’est propagée (via les médias non officiels) et l’écho qu’elle a eu, obligeant même nombre de médias bourgeois à la relayer.
Dialectique entre recherches et théories
De fait, c’est dans les années 60 que le mouvement contre le viol prend naissance aux États-Unis, et que les premières études universitaires sont menées. Ainsi les recherches pionnières de Menachem Amir, sur des viols effectués dans la ville de Philadelphie, montrent notamment que les violeurs sont des gens normaux (« les délinquants sexuels ne constituent pas un type unique ou psychopathologique ; ils ne sont pas non plus invariablement plus perturbés que les groupes témoins auxquels ils sont comparés »), et que les viols sont la majorité du temps planifiés. [4]
Publiés en juillet 1971, ces résultats sont quelques mois plus tard repris et synthétisés, avec d’autres études, par Susan Griffin dans un texte pionnier « Rape : The All-American Crime » (1971) dans lequel elle souligne certains rôles sociaux du viol (rôle dans le maintien de la domination d’une classe dirigeante, dans le maintien de la hiérarchie de dominations du patriarcat, entre hommes ou groupes d’hommes, la femme se situant tout en bas) et déconstruit nombre de mythes véhiculés par la société (mythes sur les violeurs mais également mythes sexistes et racistes). D’autres ouvrages sont par la suite publiés.

C’est dans le cadre de ce mouvement que les premiers centres d’aide aux femmes victimes de violence voient le jour (par exemple le premier « Rape Crisis Center » s’ouvre en 1972 aux États-Unis ; en France, une première ligne d’écoute est ouverte peu après), des maisons d’accueil sont créées. La législation évolue, à des vitesses différentes selon les pays. Des recherches (comme sur l’état de sidération) et des études sont menées, là encore, de façon inégale selon les pays. En France, il faut attendre 2000 pour que la première Enquête nationale sur les violences envers les femmes soit effectuée.
Les enquêtes, comme celles menées en France, vont confirmer les propos théorisés par les féministes dans les années 70 : elles montrent notamment que le viol touche tous les milieux sociaux, en proportions identiques, et que le violeur est très souvent un proche de la victime. Des faits qui dérangent une partie de la classe dominante, qui préfère faire des lectures partielles des études sociétales, statistiques, évacuant ainsi certains biais inhérents, afin de pouvoir perpétuer le mythe de caractères « spécifiques » du viol (individuels, personnels, culturels, de classe), et faire disparaître le rôle du patriarcat, lié au capitalisme. Par exemple, si l’on regarde les recherches sur les violences sexuelles judiciarisées, celles-ci montrent que les agresseurs mis en cause pour viol sont majoritairement issus des milieux populaires : cette différence avec les enquêtes nationales s’explique notamment par un différentiel, selon les milieux sociaux, dans la dénonciation des faits à la justice, avec une plus faible déclaration en justice dans les milieux favorisés (sachant, en outre, que la proportion de viols portés en justice est comprise entre 5 et 15%). [5]
Les recherches de Rita Laura Segato menées dans les années 90 ont permis de confirmer le rôle politique du viol et de spécifier en quoi le viol était un acte politique induit par la société patriarcale. En effet, ses études montrent que le viol est un acte moralisateur (le violeur « sent et affirme qu’il punit la femme violée, sa victime, pour un comportement qu’il ressent comme une diversion, un mépris pour une loi patriarcale ») et exhibitionniste (« le violeur n’est jamais seul », « même lorsqu’il agit seul, il est en dialogue avec des modèles de masculinité »). (2) Dit autrement le viol exprime non pas un seul message, vis-à-vis de la femme, mais deux messages : « Une leçon de morale est communiquée à la femme » et « Aux autres hommes, le viol communique la puissance. » [6] Le viol permettrait ainsi au violeur d’affirmer ou de réaffirmer une « position masculine » comme « une position de pouvoir de plusieurs types : capacité de contrôle militaire, économique, moral, politique et intellectuel. »3
Les recherches menées par Heide Goettner-Abendroth depuis les années 80, sur les sociétés matriarcales, ont pu également confirmer que le viol était un acte appris et non inné : le viol est de fait absent (comme la prostitution) de toutes les sociétés matriarcales qu’elle a étudiées. [7]
Propriété privée... et viol
Pour une partie des chercheurs, les sociétés matriarcales ou matrilinéaires sont apparues, historiquement, avant les sociétés patriarcales. Les sociétés matriarcales (ou organisations gentilices) sont fondées sur la propriété commune d’un clan de filiation maternelle, dans lesquelles il n’y a pas de hiérarchie, notamment entre hommes et femmes ; tout couple entre un homme et une femme peut se lier et délier facilement. Marx et Engels, s’appuyant notamment sur les travaux de Morgan, ont mis en évidence que, historiquement, l’apparition de la propriété privée des moyens de production (entre les mains de l’homme) et la subordination de la femme sont liées. La quasi-disparition de la famille matriarcale et l’essor de la famille patriarcale monogamique sont dues à « la victoire de la propriété privée sur la propriété commune primitive et spontanée ». Ce changement dans la forme de famille prédominant au sein de l’espèce humaine ne s’est pas fait de façon linéaire et instantanée ; et au cours de ce changement, d’autres formes de familles ont également vu le jour (comme la famille patriarcale polygamique). Heide Goettner-Abendroth, par ses études sur les sociétés matriarcales, confirme ce lien entre apparition de la propriété privée et subordination de la femme.
La famille patriarcale monogamique « est fondée sur la domination de l’homme, avec le but exprès de procréer des enfants d’une paternité incontestée, et cette paternité est exigée parce que ces enfants entreront un jour en possession de la fortune paternelle [sa propriété privée], en qualité d’héritiers directs ». (8) La famille patriarcale monogamique est ainsi une ’unité économique de la société’ spécialisée dans la reproduction. Le contrôle de la transmission par le père de sa propriété privée explique le contrôle de la paternité des enfants et donc le contrôle du corps des femmes par la société. De nombreuses lois et idéologies religieuses apparaissent alors afin de doter les classes dirigeantes (a minima) d’outils de contrôle (à l’époque les tests de paternités n’existent pas...) : exigence de virginité des femmes avant leur mariage (avec ou sans infibulation), punition de l’épouse en cas d’adultère, rupture du mariage possible seulement par l’époux...
De plus, la réduction de la femme à la fonction reproductrice amène à la considérer comme un « bien de propriété ». Ainsi le viol d’une femme vierge non encore mariée, vivant sous le toit paternel, est considéré comme un crime de propriété contre le père (le violeur peut être condamné à mort, peut ’dédommager’ le père en lui versant de l’argent et en épousant sa fille). Le « devoir conjugal » est institué... et ainsi le viol intraconjugal, que l’époux peux effectuer s’il l’estime nécessaire, pour avoir une descendance légitime. Les mariages arrangés, réglés par les parents, contribuent à intégrer de telles pratiques (par l’homme et par la femme). Là encore, les lois, les idéologies religieuses et les mythes (comme « quand une femme dit non, elle veut dire oui ») jouent leurs rôles.
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Au sein d’une famille monogamique, le contrôle de la paternité et de la reproduction par l’époux amène donc à normaliser le viol en cas de non consentement de la part de l’épouse. La prolifération de textes moraux ou mythes sacralisant la soumission des femmes à leur mari laisse penser que, lorsque ceux-ci ont été créés, le non consentement et la rébellion de la femme dans la famille n’était pas un épi-phénomène. A la fonction de reproduction du viol est associée une fonction de contrôle de la femme ; ces fonctions économique et politique du viol concernent le mari, la femme mais également la société, en premier lieu leur entourage avec notamment la famille du mari dont il a hérité et pour qui la mise au monde de petits-enfants signifie la perpétuation de l’héritage.
Ce contrôle de la paternité et de la reproduction se retrouve dans toutes les sociétés où le mariage patriarcal monogamique a été institué, avec des variations selon les moments historiques et les régions du monde : code Hammurabi, lois antiques grecques et romaines, livres des trois principales religions monothéistes, code Napoléon...
Ces règles, assorties de mythes, sont impulsées par les classes dirigeantes, qui seules possèdent les moyens de production (que ce soit dans les sociétés esclavagistes, féodales ou capitalistes) et, selon les époques, ces règles et mythes s’étendent avec différentes intensités aux classes dominées (dont certaines ne sont pas concernées par des problèmes de transmission de propriété privée, étant donné qu’elles en sont dénuées).
Oppression de classe et oppression des femmes
La famille patriarcale monogamique « est née de la concentration des richesses importantes dans une même main - la main d’un homme -, et du désir de léguer ces richesses aux enfants de cet homme, et d’aucun autre. ». Pour Marx et Engels observant les sociétés préhistoriques à l’est de l’Atlantique, cette accumulation de richesse a été permise notamment par la domestication d’animaux et par la mise en esclavage d’êtres humains permettant de garder les troupeaux. Propriétaire du bétail puis des esclaves, le père a pu, avec la famille patriarcale monogamique, transmettre sa propriété à sa descendance (ce qu’il ne pouvait pas faire au sein des familles matriarcales, les enfants héritant de la propriété commune du clan, de filiation maternelle). Ainsi « La première opposition de classe qui se manifeste dans l’histoire [opposition entre propriétaires et esclaves] coïncide avec le développement de l’antagonisme entre l’homme et la femme dans le mariage conjugal, et la première oppression de classe, avec l’oppression du sexe féminin par le sexe masculin. ». [8]
Une des conséquences est l’apparition de l’État : « l’État est né du besoin de refréner des oppositions de classes » : il permet de « mater et exploiter la classe opprimée ».8 Au quotidien, le maintien des principales richesses et notamment des moyens de production dans les mains de la classe dominante se fait via des lois suppléées par une force publique (police, armée, prisons).
Mais sur le long terme, le maintien de ces richesses au sein de la classe dominante passe par un contrôle de la reproduction et de la filiation paternelle, via des lois qui ne peuvent être suppléées par une force publique... mais par une force « privée ». Au sein d’un État, le viol est pour la femme ce que la police et l’armée sont pour les classes opprimées. Le viol est la forme de violence utilisée pour la maîtrise de la force de reproduction (la femme), la force publique est la forme de violence utilisée pour la maîtrise des moyens de production (les outils) et de la force de production (la main d’œuvre opprimée). En outre, la diffusion de la forme de violence qu’est le viol dans toute la société joue un rôle de coercition pour toutes les femmes (dans la famille, dans la rue, au travail...). Cette coercition est renforcée par un panel d’instruments de domination : propos, représentations, attitudes, discriminations sexistes, agressions sexuelles, mutilations sexuelles. Et tout comme l’oppression de classe peut amener l’armée et la police à tuer au sein des classes opprimées, l’oppression du sexe féminin par le sexe masculin peut amener à la mort de femmes, nommée féminicide.
La législation sur ces deux formes de violence, le viol et la force publique d’État, et la mise en œuvre de ces législations par l’État évoluent en fonction des besoins de l’État et de ses capacités de contrôle. Concernant le viol (et les instruments de domination associés), ces évolutions sont fonctions des oppositions entre classes, de la structure de ces classes (comme un salariat constitué d’hommes et/ou de femmes) et des antagonismes entre l’homme et la femme dans leur union. La construction et déconstruction des mythes et idéologies suivent le même cours. On peut ainsi mieux comprendre qu’en France, il ait fallu attendre 2006 pour que la loi reconnaisse le viol au sein d’un couple marié comme un crime (la première reconnaissance d’un tel crime a eu lieu en 1984 au sein d’un couple en instance de divorce, et en 1990 au sein d’un couple marié). Bien qu’aujourd’hui dénoncé par nombre d’États, le viol est une violence d’État.
Dans le cadre de conflits armés, lorsque certains groupes (attachés ou non à un État) s’adonnent au viol en plus de la violence armée, ces groupes affirment non seulement leur domination sur un autre groupe mais spécifiquement leur domination des forces reproductrices de ce groupe, les femmes. Ceci, en plus de briser les femmes, peut briser les structures familiales (la maîtrise de la paternité étant rompue) et entraîner l’éclatement du groupe vaincu. Dans certains cas, le groupe vaincu peut être mis en esclavage, et le groupe oppresseur peut s’adonner au viol sur les esclaves en plus d’exercer d’autres formes de violences.
Combat de classe et combat des femmes
De façon générale, le viol est historiquement un acte de domination (puissance et maîtrise) de la force de reproduction, par l’homme, au sein des sociétés structurées en classes sociales ; il concerne le violeur, la femme violée mais également la société avec l’affirmation de puissance vis-à-vis de l’entourage du violeur (capacité de s’approprier une femme et-ou capacité d’avoir une descendance pour le mari d’une femme rebelle) et vis-à-vis de l’entourage de la femme violée (capacité de détruire et-ou s’approprier la descendance d’un groupe ennemi ou capacité d’avoir une descendance pour la famille de la femme rebelle). Les fonctions du viol sont politiques et économiques.

Aujourd’hui, ces fonctions sont toujours présentes dans certains pays, dans d’autres, certaines de ces fonctions ont partiellement disparu. Mais quelle que soit la personne violée (homme ou femme) et la façon dont elle l’est, le viol reste (dans l’inconscient ou non) un acte politique de domination qui fait référence à une hiérarchie sociale et est une façon de réaffirmer une place sociale dans cette hiérarchie. Et cette violence se conjugue avec celle de la force publique de l’État mais également avec toute forme de violence diffuse, sexiste ou conséquence de la structure en classes sociales (violence au travail, violence du chômage...).
Ainsi le combat contre le viol fait partie du combat contre toute société structurée en classes sociales et contre toutes les formes de violence que cette société engendre.
Le développement du salariat féminin et des luttes féministes ont permis aux femmes de se réapproprier certains droits (droit de vote, de divorce, droit à disposer librement de son corps...) de façon certes inégale selon les pays. Mais l’acquisition par les femmes de droits démocratiques identiques à ceux des hommes n’a pas mis fin à l’inégalité sociale entre hommes et femmes et aux violences spécifiques, comme le viol, qu’elles peuvent engendrer. Toutefois l’augmentation de l’indépendance économique des femmes leur a permis de dénoncer beaucoup plus fortement les violences spécifiques qu’elles subissent. En témoignent le développement ces dernières années des mouvements dénonçant les violences telles le féminicide (Ni Una Menos, Collages féminicides...) et le viol (Metoo...), mouvements dans lesquels s’inscrit la performance du collectif chilien LasTesis « Un violeur sur ton chemin ». Avec leurs particularités propres, ces mouvements dévoilent jour après jour le rôle de l’État dans les violences que les femmes subissent. Comme les inégalités sociales de classes, les inégalités sociales entre homme et femme amènent à combattre la violence d’État, et l’État.