Ukraine, Violences physiques et discriminations
Guerre en Ukraine : défendre un féminisme de lutte de classes
Suite au déclenchement par Poutine de la guerre en Ukraine, le 24 février 2022, des déclarations individuelles ou collectives se réclamant de la gauche et du féminisme ont été publiées. Plusieurs d’entre elles affirment que le « féminisme ne peut être qu’anti-guerre » [1]. Cette position au sein des mouvements féministes répercute la position de certains groupes politiques qui se disent par principe « anti-guerre » et refusent d’apporter leur soutien à la résistance ukrainienne face à l’armée de Poutine. Elle rappelle que le féminisme est un ensemble de mouvements militant pour l’égalité entre hommes et femmes, traversés par différents courants avec des orientations politiques différentes. Ces courants portent parfois les mêmes revendications, mais certaines peuvent aussi être différentes selon l’origine de classe et l’orientation politique. Se pose ainsi la question de comment, dans le cadre de la guerre en Ukraine, défendre un féminisme de lutte de classes.
« Anti-guerre » ?
Qu’une organisation se réclamant du mouvement ouvrier se qualifie par principe d’« anti-guerre » peut interroger.
De fait, le capitalisme est un système économique dans lequel une guerre incessante, larvée ou ouverte, est menée par la bourgeoisie contre la classe ouvrière. Une guerre de classes menée notamment grâce à la force publique d’État : la police, l’armée.
Lorsque certaines organisations « de gauche » se qualifient « d’anti-guerre », elles font ainsi disparaître l’idée de guerre de classe (et donc de lutte de classes) et ciblent un seul type de guerre : entre les armées de deux pays. Cette expression amène en outre à penser que la société serait divisée en deux camps, les pro-guerre et les anti-guerre, sous-entendu la bourgeoisie (pro-guerre) et la classe ouvrière (anti-guerre). Une analyse bien éloignée de l’analyse marxiste du capitalisme et qui dessert la lutte de la classe ouvrière.
Bien entendu, la classe ouvrière est toujours en position de faiblesse lorsqu’elle reçoit des bombes sur la tête. Lutter contre la bourgeoisie est toujours plus aisé quand autour de soi ce n’est pas ruines, morts et désastres. La classe ouvrière ne peut donc aspirer à la guerre. Mais la bourgeoisie lui impose au quotidien une guerre, de classe, larvée ou ouverte, à laquelle s’ajoute parfois d’autres formes de guerre (inter-impérialiste, d’indépendance...).
C’est le cas aujourd’hui en Ukraine où, à la guerre de classe larvée que subissent les masses, s’est rajoutée une guerre menée par l’État russe, à la botte de Poutine et de la fraction de la bourgeoisie qu’il représente, contre les aspirations à l’indépendance de l’Ukraine vis-à-vis de la Russie. Une indépendance qui est soutenue par le peuple ukrainien, bourgeoisie incluse (dans la majorité de ses composantes). Une aspiration à l’indépendance qui a connu plusieurs étapes : la dernière a commencé en 2013 avec la révolution de Maïdan qui a chassé du pouvoir les oligarques à la botte du régime russe, ce à quoi Poutine a répondu en déclenchant une guerre sur une partie du territoire ukrainien il y a 8 ans. La guerre qui a débuté en 2022 s’inscrit dans la continuité de cette guerre précédente et visait, en février, à annexer tout le territoire ukrainien. Plusieurs autres États, avec leur bourgeoisie, se sont inscrits dans le cadre de cette actuelle guerre d’indépendance (ou d’oppression nationale), pour leurs intérêts propres (qui peuvent diverger), comme c’est le cas des États-Unis ou de la France, de certains pays limitrophes à l’Ukraine…
Soutenir la lutte armée ?
Dans une guerre, il y a au minimum deux forces qui s’opposent. Demander la fin d’une guerre sans préciser qui l’on soutient ou non, peut amener à soutenir des oppresseurs.
De fait, dans le cadre de la guerre en Ukraine se dégagent trois grands courants (qui peuvent chacun présenter diverses nuances) :
– pour le soutien militaire à l’État ukrainien (bourgeois) mais pas à la classe ouvrière,
– contre le soutien militaire à l’État ukrainien, mais sans apporter de soutien militaire à la classe ouvrière, ce qui amène à l’abandonner dans les mains de ceux qui la bombardent (l’État russe).
– pour le droit du peuple ukrainien à l’auto-défense, et donc à prendre des armes là où il en trouve, tout en ne soutenant pas et en combattant la politique des bourgeoisies (à la tête de l’État ukrainien, de l’État français ou d’autres pays).
S’affirmer « anti-guerre », peut avoir plusieurs significations : pour le mouvement féministe russe « anti-guerre » qui s’est formé le 27 février 2022, suite au déclenchement de la guerre par Poutine, il s’agit de dénoncer la guerre impérialiste menée par leur propre gouvernement, sans dénier le droit du peuple ukrainien à se défendre [2], mais pour les mouvements « anti-guerre » s’exprimant dans d’autres pays comme la France, ce droit du peuple ukrainien est dénié.
La question du soutien à la lutte armée est-elle une question féministe ? La question du droit à l’auto-défense d’un peuple n’est pas une question genrée. La question de quand et comment mettre fin à la guerre non plus. Pourtant, certains courants se réclamant du féminisme (c’est-à-dire de la défense des droits des femmes), n’hésitent pas à affirmer que les femmes seraient, de par leur « nature », plus à même de savoir comment mettre fin à la guerre, autour d’une table de négociations. Ces courants féministes s’inscrivent dans le cadre de l’idéologie patriarcale et sont des courants féministes bourgeois (défendant certains droits des femmes dans le cadre du capitalisme).
Ceci ne veut pas pour autant dire que, dans le cadre du soutien à la résistance du peuple ukrainien, les femmes n’ont pas une place spécifique et des revendications spécifiques.
Des revendications qui peuvent être communes à la bourgeoisie
Au sein des luttes pour les droits démocratiques, des fractions de la bourgeoisie et la classe ouvrière (au sens large du terme) peuvent se retrouver.
Ces luttes peuvent concerner les femmes et les hommes sans distinction. C’est le cas par exemple aujourd’hui en Ukraine, dans le cadre de la lutte pour l’indépendance de l’Ukraine vis-à-vis de l’État russe, contre la guerre impérialiste menée par l’État russe.
Ces luttes peuvent ne concerner que les femmes. C’est le cas par exemple de la lutte pour le droit des femmes ukrainiennes à prendre les armes comme les hommes, et à se défendre contre l’armée russe.
D’autres luttes, comme les luttes pour le droit à disposer de son corps, contre les violences sexistes et sexuelles, peuvent également être partagées par la bourgeoisie (ou certaines fractions de la bourgeoisie) et la classe ouvrière. Ainsi en est-il du droit à l’avortement défendu par certains pans de la bourgeoisie, et combattu par d’autres. En Ukraine, ce droit existe, bien que rendu plus difficile d’accès avec la guerre. En Pologne, l’avortement est interdit sauf dans des cas exceptionnels comme le viol, mais dans les faits même dans ce cas, l’avortement est quasiment impossible. Et nombre d’Ukrainiennes réfugiées en Pologne se retrouvent ainsi dans l’impossibilité d’avorter, même en cas de viol.
Mais le féminisme bourgeois et le féminisme lutte de classes peuvent également diverger. Ainsi en est-il des courants féministes bourgeois qui défendent le droit à l’avortement tout en soutenant la GPA, et donc l’exploitation du corps des femmes. Ou des courants féministes bourgeois défendant le droit à l’avortement tout en promouvant le rôle qu’aurait les femmes en tant que « peacemaker » ou en acceptant les inégalités sociales et notamment salariales entre hommes et femmes.
Si certains droits sont défendus par le féminisme bourgeois, certains combats relèvent plus particulièrement d’un combat de classe car ils sont beaucoup moins accessibles aux classes les plus désargentées. Ainsi en est-il, par exemple toujours, du droit à l’avortement.
Dans le cadre de la guerre actuelle, nombre d’urgences sont explicitement formulées par des féministes ukrainiennes. Ainsi, en lien avec les violences sexistes, sexuelles et les viols (exacerbées par la guerre au sein de la société ukrainienne ou commises massivement par l’armée russe), y a-t-il urgence de développer les structures d’aide aux femmes ayant subi des violences (structures pouvant apporter différentes aides : psychologiques, matérielles, médicales comme l’accès à l’avortement… pouvant faire des campagnes d’information et de sensibilisation…). Urgence de construire des structures pour permettre aux femmes de pouvoir accoucher dans des bonnes conditions, urgence de venir en aide aux femmes s’étant engagées dans une maternité de substitution (GPA) et qui se retrouvent dans une situation de détresse car, par exemple, elles ne peuvent pas fuir à l’étranger par peur de se retrouver dans un État où elles seraient obligées de se déclarer mère de l’enfant à naître. Urgence d’ouvrir des structures d’accueil pour les enfants afin que les femmes qui doivent subvenir aux besoins de la famille puissent aller travailler. Urgence d’informer les femmes travailleuses de leurs droits vis-à-vis de leur employeur… Des revendications qui concernent les femmes en Ukraine, mais qui peuvent parfois être communes avec les femmes ukrainiennes réfugiées, et les femmes en général.
Des combats indissociables de la lutte des classes
Au-delà, certains combats féministes ne peuvent être entièrement menés que par la classe ouvrière car ils sont liés à la structuration en classe de la société. Ainsi en est-il des combats contre l’inégalité sociale entre hommes et femmes et contre les violences spécifiques, comme le viol, que cette inégalité peut engendrer.
De fait, la médiatisation des viols massifs d’Ukrainiennes par l’armée russe a amené plusieurs journalistes ou chercheurs à tenter d’expliquer ces viols. Les explications avancées peuvent véhiculer des mythes (comme le viol serait l’assouvissement, la récompense d’un désir sexuel) contre lesquels de nombreux mouvements féministes se battent depuis des années… La continuité entre le viol en « temps de guerre » et en « temps de paix » est en outre complètement évacuée, comme la continuité entre la force étatique armée en « temps de guerre » et en « temps de paix ». Un « temps de paix » au sens usuel du terme car dans le même temps se mène une guerre de classes larvée.
Pourtant, si le viol est présent en mêmes proportions dans toutes les classes de la société, il prend source dans la structuration de la société en classes sociales (rappelons que dans les sociétés sans classe, le viol est absent). Le « viol est historiquement un acte de domination (puissance et maîtrise) de la force de reproduction, par l’homme, au sein des sociétés structurées en classes sociales (...). Les fonctions du viol sont politiques et économiques. » [3] En « temps de guerre » comme en « temps de paix », le viol concerne le violeur, la femme violée et la société. Acte moralisateur, punitif et destructeur pour la femme, le message transmis à la société par le viol est double. Le violeur affirme sa puissance à l’entourage de la femme violée, en « temps de paix » (comme dans le cas d’un viol intraconjugal permettant à la famille d’une femme mariée de force, d’avoir une descendance) et en « temps de guerre » (par la destruction, par exemple, d’un groupe ennemi en lui enlevant sa maîtrise de la paternité). En outre, le violeur affirme sa puissance vis à vis de son propre entourage : capacité de s’approprier le corps d’une femme, capacité d’avoir une descendance au sein d’un couple marié… En « temps de guerre » et en « temps de paix », le viol est une arme de guerre. Mais en « temps de guerre », cette arme est utilisée comme arme de destruction massive : de femmes, de familles, de sociétés.
Viol et force publique d’État se complètent. « Au sein d’un État, le viol est pour la femme ce que la police et l’armée sont pour les classes opprimées. Le viol est la forme de violence utilisée pour la maîtrise de la force de reproduction (la femme), la force publique est la forme de violence utilisée pour la maîtrise des moyens de production (les outils) et de la force de production (la main d’œuvre opprimée). En outre, la diffusion de la forme de violence qu’est le viol dans toute la société joue un rôle de coercition pour toutes les femmes (dans la famille, dans la rue, au travail...). » [3] En « temps de paix », de guerre de classes larvée, le viol et la force publique sont utilisés de façon ponctuelle au sein d’un État. En « temps de guerre », le degré de violence augmente et certaines armes, dont le viol, peuvent être utilisées à des fins de destruction massive. Lors d’une guerre entre deux nations (guerre inter-impérialiste, guerre coloniale, guerre d’oppression nationale…), les armées des bourgeoisies peuvent être amenées à exercer simultanément ces deux formes de violence (viol et force publique) sur les populations du pays adverse afin de parvenir à leurs objectifs. De même en est-il au sein d’un État, lorsque la bourgeoisie mène une guerre contre-révolutionnaire.
Oppression de classe et oppression du sexe féminin par le sexe masculin sont liées. La lutte contre ces formes d’oppression nécessite la mise en place de structures d’auto-organisation. Dans le cadre du capitalisme, cette lutte a permis, au cours de l’histoire et selon les pays, la mise en place de législations permettant parfois d’amoindrir au quotidien ces oppressions sans pour autant empêcher l’utilisation de formes d’oppression les plus aiguës, l’utilisation du viol et de la force publique, et sans empêcher que ces oppressions puissent amener à la mise à mort (meurtres au sein de la classe opprimée et féminicides). Cette lutte passe par des campagnes d’informations, des structures d’aides et d’entre-aides. Elle passe aussi par une réflexion sur comment réagir quand des violences s’exercent de la part d’un oppresseur. Elle pose la question de l’auto-défense, en « temps de paix », comme en « temps de guerre ». Dans le cadre des violences faites aux femmes, le droit à l’auto-défense est reconnu par les mouvements féministes se réclamant de la gauche, en « temps de paix ». Il doit donc obligatoirement l’être aussi « en temps de guerre ». Ceci implique que tout mouvement féministe de lutte de classes doit soutenir le droit à l’auto-défense « en temps de guerre » et donc, y compris, le droit des femmes à s’armer contre des troupes armées exerçant le viol. Ce soutien s’associe à toute autre forme de soutien aux femmes et hommes qui ne prennent pas les armes.
Lutte d’indépendance et lutte de classes
Les organisations se réclamant du mouvement ouvrier sont actuellement traversées par des débats visant à caractériser la nature de la guerre en Ukraine déclenchée par l’État russe. Il en découle des prises de positions plus ou moins timorées concernant le soutien à la lutte du peuple ukrainien, son droit à l’auto-détermination et à l’auto-défense contre l’agression russe. Ces divergences proviennent notamment de la négation ou minoration, par une partie des organisations se réclamant du mouvement ouvrier, du mouvement des masses, en Ukraine en 2013-2014, mais également ultérieurement en Russie, au Belarus et au Kazakhstan. De l’absence de compréhension du caractère impérialiste de l’État russe et de la convergence d’intérêts qui ont amené d’autres impérialistes à soutenir l’État ukrainien (tout en ayant parfois des convergences d’intérêts avec l’État russe) sans pour autant qu’ils soient les initiateurs de cette guerre (la guerre n’a pas été déclenchée par un conflit inter-impérialiste).
Dénier le droit au peuple ukrainien de pouvoir se défendre, c’est plaider pour la paix des cimetières. Dénier en plus le droit des femmes ukrainiennes à pouvoir se défendre tout en se disant « solidaires » des Ukrainiennes et tout en critiquant le viol et le patriarcat, c’est plaider dans les faits pour leur perpétuation.
Dans leur lutte armée contre l’armée russe, la bourgeoisie et la classe ouvrière ukrainienne combattent ensemble. Mais en parallèle, certaines organisations ukrainiennes des travailleurs mènent bataille contre la bourgeoisie ukrainienne et le gouvernement de Zelensky, notamment contre la destruction du code du travail.
De même dans la lutte pour le droit des femmes, les membres de la bourgeoisie et de la classe ouvrière (et des classes associées) peuvent se retrouver à combattre ensemble. Mais certaines luttes sont parfois menées contre le féminisme bourgeois, et certaines relèvent essentiellement de femmes de la classe ouvrière.
Afin d’être audible auprès des masses laborieuses, le soutien international au droit à l’autodétermination du peuple ukrainien et à sa résistance contre l’oppresseur russe, se doit d’affirmer de façon incessante son refus de soutenir le gouvernement de Zelensky et le gouvernement de son propre pays. Il se doit de critiquer la duplicité de ces gouvernements et de distinguer les intérêts de la bourgeoisie et de la classe ouvrière. Il en est de même de tout soutien internationaliste au combat féministe ukrainien : celui-ci doit notamment passer par une critique de l’absence ou très faible aide apportée en lien avec la problématique spécifiquement féminine, par les gouvernements dits « amis » (en Ukraine comme dans les pays refuges).
La solidarité concrète, matérielle ou financière, de travailleurs à travailleurs, femmes et hommes, est également une nécessité et une façon d’affirmer un soutien à la lutte du peuple ukrainien pour son indépendance tout en affirmant la nécessité de mener un combat de classe. Même si elle reste une goutte d’eau par rapport aux besoins, la mise en place de convois syndicaux internationaux à destination des travailleurs ukrainiens, est une mise en pratique concrète de ce soutien indépendamment de tout gouvernement.
Sur le territoire ukrainien, trois formes d’oppression liées se déroulent actuellement : une oppression nationale, menée par l’État russe (la bourgeoisie russe au pouvoir) contre le peuple ukrainien (bourgeoisie et classe ouvrière au sens large du terme), une oppression de classe, de la bourgeoisie ukrainienne contre la classe ouvrière, et une oppression de genre. L’oppression nationale est menée sous forme de guerre ouverte contre le peuple ukrainien, et utilise des armes à feu et le viol, en plus d’autres formes de violences associées. En outre, la bourgeoisie ukrainienne, ainsi que la classe ouvrière, est dépendante, dans sa défense face à l’oppresseur russe, d’autres bourgeoisie comme celle des États-Unis. Soutenir toutes les luttes contre ces formes d’oppression en Ukraine passe, conjointement au soutien matériel, par la dénomination des convergences et antagonismes entre les différents groupes oppressés (peuple, classe ouvrière au sens large du terme, femmes, femmes de la classe ouvrière au sens large). Une dénomination qui permet de s’affirmer en tant que classe, féministe, et de mieux comprendre comment combattre les oppresseurs. Et au-delà de contribuer à la marche vers la fin d’une société fondée sur la propriété privée des moyens de production et vers une nouvelle société sans antagonismes sociaux et donc sans guerre et sans violence.